الاثنين، 18 مارس 2013

حوار مع آن شانغ

Sinologue et historienne des idées, Anne Cheng pourfend les innombrables préjugés sur la pensée chinoise. Dans un constant va-et-vient entre passé et présent, elle refuse les discours rebattus sur l’altérité
La sinologue Anne Cheng fait le pont entre deux mondes. Fille de parents chinois, d’une artiste peintre et du célèbre académicien François Cheng, elle naît dans une France marquée par la sortie du colonialisme et la perte de l’Indochine. Pas facile d’être d’origine asiatique dans une société teintée de ressentiment et parfois de racisme. Surtout, sa vie est marquée par un drame alors qu’elle n’est encore qu’une enfant : la séparation avec sa mère qui rentre en Chine au moment où débute la révolution culturelle. Le pays du Grand Timonier se referme et se coupe du monde. Pendant une dizaine d’années, elle reste sans nouvelles de sa mère, ne sachant quel est son sort dans une Chine sens dessus dessous. Et quand, jeune adulte, elle la retrouve, c’est pour à nouveau la perdre, définitivement cette fois.
Autant dire que le rapport d’A. Cheng avec la Chine n’est guère placé sous le signe de l’harmonie du retour aux sources. Il est plutôt marqué par l’inconfort, le tourment et la douleur. Pour surmonter son expérience traumatique, elle a fait le choix de renouer avec ce pays de manière distanciée en en faisant un objet d’études et de recherche. Mettre à distance l’affectif pour instaurer la distance critique. Faire œuvre de passeur, image qui lui est chère. « Je suis constamment entre deux rives, explique-t-elle. « J’aime à me déplacer d’un monde à l’autre. Il m’est impossible de rester dans un dualisme binaire pour la simple raison que je ne vis ni ne pense les choses ainsi. » Si elle éclaire les différences entre Chine et Occident, elle refuse résolument le discours rebattu sur l’altérité chinoise. Elle s’insurge donc contre les préjugés et les représentations qui ne cessent de faire écran. Alors que son père entretient un rapport poétique et romancé à son pays natal, A. Cheng a fait le choix de la Chine réelle. Une Chine qui suscite curiosité et fascination tout en restant obstinément mal connue. Elle nous reçoit dans son bureau du Collège de France où elle vient d’être élue à la chaire intitulée « Histoire intellectuelle de la Chine ».

Vous vous attachez à pourfendre les idées reçues qui ont la vie dure sur la Chine. Quels vous semblent être les principaux préjugés sur la tradition intellectuelle chinoise ?

Rappelons que nous parlons d’une réalité énorme et complexe. Par l’échelle temporelle d’abord puisque, sans souscrire au discours idéologique sur les cinq mille ans de civilisation chinoise, pour ce qui est de la tradition intellectuelle, on peut parler au bas mot de trois millénaires. Concernant l’échelle spatiale, nous parlons d’un pays qui équivaut à l’Europe tout entière, sans compter l’influence qu’ont exercée la culture chinoise et son écriture pendant au moins tout le deuxième millénaire de l’ère chrétienne sur la Corée, le Japon, le Viêtnam…
Malheureusement, nous ne sommes pas encore sortis de la vision héritée des Lumières qui prend son origine dans la médiation des missionnaires jésuites et qui a conditionné notre vision de la Chine. Deux mythes prévalent. Celui d’une Chine philosophique qui a trouvé en France une caisse de résonance avec Voltaire. Et le mythe symétrique et opposé d’un despotisme oriental auquel on associe souvent le nom de Montesquieu. D’un côté, une Chine exaltée pour sa rationalité, sa consensualité, son universalité, son esthétique, c’est le mythe de la Chine philosophique ; de l’autre, la Chine brutale, cruelle, à laquelle se rattachent tous les préjugés sur une culture de la soumission aveugle à l’autorité… Telles sont les principales idées préconçues sur lesquelles nous vivons toujours aujourd’hui. Cela va du plus caricatural au plus subtil : les visions colonialistes sur les supplices chinois et un peuple moutonnier incapable de penser par lui-même, jusqu’aux discours plus élaborés expliquant que la tradition chinoise ne connaît pas le débat pour mieux l’opposer à la tradition gréco-latine de l’agora et du forum. Cette idée est projetée sur le monde contemporain par ceux qui affirment qu’il n’y a pas de discussions dans le monde intellectuel chinois actuel. C’est totalement faux. Les textes montrent qu’il y a des polémiques dans la tradition chinoise. Et malgré une évidente volonté de contrôle de la part des autorités dirigeantes, on trouve aujourd’hui sur Internet de très nombreux forums et blogs qui montrent au contraire une vie intellectuelle très riche. Mais pour s’en apercevoir, il faut avoir un minimum de contact avec la réalité chinoise. Ce n’est pas le cas de certains qui pérorent en chambre sur la Chine éternelle de manière d’autant plus péremptoire qu’ils se dispensent d’aller sur le terrain à la rencontre de leurs contemporains chinois.

Vous semble-t-il pertinent de parler de philosophie chinoise ?

Quand on parle de tradition intellectuelle chinoise, on a tendance à la placer a priori dans la catégorie philosophie. C’est cet a priori que j’ai commencé à interroger en m’intéressant à l’invention de cette catégorie dans la modernité chinoise à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. On a en effet assisté à un processus de placage artificiel sur la matière chinoise. Tout au long du xxe siècle ont été produites de manière quasi industrielle des « histoires de la philosophie chinoise ». Mou Zongsan qui a fait carrière à Taiwan hors de la Chine communiste s’est pour sa part donné pour projet de formuler une nouvelle éthique confucéenne en combinant une morale kantienne avec une morale néoconfucéenne. Cheng Chung-ying, un universitaire sinoaméricain basé à Hawaii, ambitionne aujourd’hui de repenser rien moins que la métaphysique occidentale en puisant dans l’ontologie du Livre des mutations, qui est l’une des sources essentielles de la pensée chinoise. À l’inverse, vous avez le travail de François Jullien qui se sert de la Chine pour dégager « l’impensé » de la pensée occidentale. Bref, on trouve des expérimentations en tout genre.
Ces vieilles questions – « Y a-t-il une philosophie chinoise ? », « Peut-on philosopher en chinois ? » – sont aujourd’hui remises en cause par les intellectuels chinois contemporains dans leur effort pour se réapproprier leur tradition. Il s’agit maintenant de repartir à zéro en se demandant s’il ne serait pas finalement plus productif de se départir de ce présupposé exclusivement philosophique.

Que pensez-vous de la perspective comparatiste souvent adoptée pour aborder la Chine ?

Le comparatisme ne devrait être qu’un point d’aboutissement car s’il est conçu comme un point de départ théorique, il est condamné à construire des objets, des artefacts. Beaucoup d’étudiants sont attirés par le comparatisme, et pas seulement les étudiants français mais aussi les étudiants chinois qui arrivent la tête pleine de méthodologies apprises à la va-vite. Cela aboutit à un réductionnisme des deux côtés. Quand on choisit de comparer la Grèce et la Chine, la philosophie grecque est souvent plus ou moins réduite à Platon et Aristote. Or, on pourrait se référer à d’autres figures, par exemple les auteurs étudiés par Pierre Hadot, stoïciens ou épicuriens, avec lesquels il y aurait des éléments de pensée communs avec des penseurs chinois de l’Antiquité, qui ont eux aussi réfléchi à la question de vivre le mieux possible son destin humain et vivre le mieux possible ensemble. Si on réduit ainsi l’antiquité grecque à l’héritage platonicien et aristotélicien, et qu’on met en face l’Antiquité chinoise vue en bloc, il est très facile de montrer des oppositions car nous avons des objets qui ont été construits à cette fin.
Pour moi, la priorité est de revenir à une approche historique qui permet de ne pas partir sur des divagations sans fondement avec un risque de perte de rapport au réel. D’autant que certaines positions théoriques quand elles tombent dans les mains d’idéologues et d’activistes peuvent devenir dangereuses. Par exemple, l’idée de l’altérité chinoise est exploitée par des idéologues qui en profitent pour soutenir que les Chinois n’ont pas la culture de la démocratie, pour revendiquer une autre universalité chinoise et pour juger, par conséquent, qu’ils n’ont pas à se préoccuper des droits de l’homme. Pendant plus d’un siècle, la Chine s’est employée à détruire son héritage intellectuel. Aujourd’hui nous sommes face à une génération post-révolution culturelle qui ne connaît pas la tradition et qui est donc aisément manipulable.
Alors que les Chinois nés dans les années 1930 ont eu encore un minimum de lien avec une tradition vivante, même si elle était déjà attaquée, la génération suivante, qui a vécu en Chine le régime maoïste, n’a connu la tradition qu’à travers une entreprise de démolition et Confucius qu’à travers la campagne de critique contre Lin Biao. La nouvelle génération née dans les années 1970-1980 est, pour sa part, complètement ignorante du passé lointain, et oublieuse même du passé plus récent. En dépit de signes de retour à la tradition, la jeunesse chinoise urbaine d’aujourd’hui est une jeunesse consumériste élevée dans un environnement occidentalisé sans lien avec la culture des ancêtres ou l’histoire des parents. C’est pourquoi toutes les manipulations sont possibles. Et c’est pourquoi nous devons déconstruire toute la sédimentation des représentations pour reconstituer quelque chose qui serait un peu plus proche d’une réalité historique. L’histoire intellectuelle permet justement de prendre en compte les phénomènes de revisite, de débats et de polémiques internes.

Vous ne cessez de faire des va-et-vient entre Chine ancienne et Chine moderne…

J’essaie de donner un éclairage sur la vie intellectuelle de nos contemporains chinois, en particulier de ceux qui s’intéressent à la tradition ou s’efforcent de se la réapproprier. Depuis au moins cent cinquante ans, la Chine a connu ce qu’elle a vécu comme une expérience d’aliénation ou d’humiliation face à l’Occident. Alors qu’elle a passé un bon siècle à démolir consciencieusement son héritage, la Chine se figure aujourd’hui qu’elle peut s’en enorgueillir. C’est un renversement récent qui s’est fait en l’espace d’une génération et qui prend des formes diverses selon le degré d’esprit critique, depuis un nationalisme revanchard jusqu’à des analyses plus réfléchies. Il s’agit pour moi de prendre la mesure de ces discours qui se focalisent notamment sur la figure de Confucius et le texte des Entretiens.

Comment expliquer la place centrale que tient Confucius dans la pensée chinoise ?

Au début de l’ère impériale, c’est-à-dire au début de la dynastie Han, au iie siècle avant l’ère chrétienne, Confucius est érigé en Sage suprême et divinisé par les cultes impériaux. Mais c’est par un double mouvement qu’il est devenu une icône : il y a eu un long processus de canonisation dans la tradition chinoise qui a ensuite été repris et amplifié dans l’Europe des Lumières. Le texte des Entretiens a notamment acquis, mais de manière assez tardive, un statut canonique et du coup est passé dans les élites européennes comme tel. Là encore, ce sont les Jésuites qui ont servi de médiateurs car c’est l’un des tout premiers textes qu’ils ont traduits en latin.
Mais Confucius ne recouvre pas tout ce que la Chine a pu penser. Il y a bien sûr les traditions taoïstes, bouddhistes… mais pas seulement. On ignore souvent qu’au début du VIIIe siècle, sous la dynastie Tang, la Chine a accueilli le zoroastrisme, le manichéisme, etc. Ce qui montre bien que l’image d’une Chine complètement fermée avant qu’arrive l’Occident sur son cheval blanc constitue une totale aberration. Reste que la figure de Confucius s’est fondue avec une certaine identité impériale qui ne concerne que le pouvoir central avec un mouvement centrifuge, du centre vers la périphérie, et du haut vers le bas de la société.
Si Confucius a prévalu, c’est aussi par une certaine idée de la civilisation, de la culture humaine. Confucius est très conscient d’être héritier d’une haute culture, qu’il a pour mission de transmettre. Sa conception est assez originale car au fond pour lui la tradition est précisément ce qui change. Tous ceux qui ont reproché à Confucius d’être un vieux réactionnaire, un radoteur conservateur n’ont pas vraiment compris son message. La transmission est conçue comme une relation humaine en perpétuelle mutation et en perpétuelle renégociation d’elle-même. Même ceux qui ont voulu le réduire en miettes, comme les plus acharnés de la révolution culturelle, reconnaissaient sa qualité d’éducateur, de pédagogue. Confucius a valu autant par ce qu’il a incarné que par ce qu’il a dit. La valeur des Entretiens, c’est qu’ils gardent la trace non seulement de ce qu’il a enseigné, mais aussi du maître qu’il a été. C’est sans doute ce qui a permis, au-delà de la canonisation institutionnelle, de maintenir son message vivant.

On insiste souvent sur l’instrumentalisation de Confucius aujourd’hui. Peut-on s’en tenir à ce discours ?

On ne peut pas réduire le retour de Confucius à un simple phénomène idéologique d’exploitation. Du reste, ce retour ne date pas d’hier. Depuis le début du XXe siècle, certains intellectuels chinois ont essayé de résister à la tentation moderniste de jeter tout l’héritage à la poubelle. Mais on ne les a pas vraiment entendus, d’autant plus qu’à partir de 1949, beaucoup ont choisi de s’exiler. C’étaient les perdants de l’histoire. Ils sont revenus sur le devant de la scène à la faveur de l’essor économique de certains pays asiatiques et du discours sur les valeurs confucéennes à partir du milieu des années 1980. Une grande partie du milieu intellectuel de la Chine continentale a alors suivi le mouvement.
Confucius apparaît aussi dans la réflexion politique d’intellectuels qui réfléchissent à une voie chinoise qui ne serait ni une simple récupération de l’héritage maoïste, ni un prolongement des modèles issus des démocraties libérales occidentales. Cette voie chinoise irait chercher des ressources dans le grand réservoir des pensées traditionnelles pour penser une nouvelle gouvernance, de nouvelles formes de gestion sociale. On observe également le retour d’une éducation de type confucéen avec une revalorisation de la piété filiale chez les enfants notamment à travers l’apprentissage par cœur des Entretiens de Confucius. Cela se fait pour le moment de façon très ponctuelle dans des cadres non officiels, dans des cursus extrascolaires conçus de manière artisanale par des activistes dans le but de remoraliser la jeunesse et de pallier les problèmes de la société chinoise actuelle. Enfin, des historiens en Chine et hors de Chine essaient aussi de comprendre les conditions de constitution de la figure de Confucius et du texte des Entretiens. Les modalités du retour confucéen prennent donc des visages très différents et montrent l’effervescence de la vie intellectuelle chinoise d’aujourd’hui, loin des clichés habituels.

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