Penser avec la Chine
Thibault
Isabel
Découvrir
la pensée chinoise, c’est découvrir réellement un autre continent de la pensée.
L’Occident n’a pas manqué de produire un nombre considérable de philosophes,
depuis l’antiquité grecque, et sans doute pouvons-nous légitimement estimer que
nous confronter à quelques penseurs de plus n’apporterait rien de significatif
à notre situation intellectuelle. Alors, pourquoi la Chine ? Quels
bénéfices particuliers sommes-nous à même de tirer de sa tradition de
pensée ? En vérité, le « pays du milieu » n’a pas seulement
trois mille ans d’histoire intellectuelle à ajouter à nos propres trois mille
années de civilisation, dans un processus exclusivement cumulatif où il
s’agirait de nous faire rencontrer les textes de penseurs jusque là inconnus
chez nous. Plus radicalement, en effet, la Chine nous introduit à un nouveau
mode de pensée, et nous expose donc ce faisant à une manière différente
d’envisager le monde.
Pour
être plus exact, la pensée chinoise a en fait le mérite de nous faire
redécouvrir notre mode de pensée ancien, tombé en désuétude depuis la
fin de l’antiquité. Bien entendu, il existe des inflexions notables entre les
orientations d’un Confucius ou d’un Laozi et celles des penseurs présocratiques
ou romains, par exemple ; d’un pays à l’autre -
et plus encore entre des continents aussi éloignés -,
les tonalités de discours varient évidemment beaucoup. Mais la presque totalité
de l’histoire philosophique chinoise est restée fidèle aux caractéristiques qui
dominent dans toutes les cultures « traditionnelles » ou
« primitives », et qui se sont estompées progressivement et
précocement chez nous (sous l’effet d’abord du monisme idéaliste, à partir de
Parménide, puis des religions révélées). En un mot, la pensée chinoise est dans
une large mesure dépourvue de spéculation métaphysique ; en examinant le
parcours de la pensée en Orient, on imagine à cet égard quelles directions
aurait pu prendre la pensée occidentale si elle était restée fidèle aux
intuitions de ses origines.
D’abord,
les Chinois se soucient moins de mettre en place une connaissance théorique
du monde que de développer une sagesse pratique. Les penseurs orientaux
veulent comprendre le fonctionnement des choses, sans pour autant rester
prisonniers d’un pur souci du « quoi » ; leur quête, plus
fondamentalement, est assujettie à la recherche du « comment ».
Autrement dit, connaître le monde n’a de sens à leurs yeux que si cette
connaissance nous aide à nous orienter en son sein, c’est-à-dire à trouver le
bonheur, qui tient dans l’harmonie avec la nature. On pourrait ici tracer un
lien évident avec l’épicurisme et le stoïcisme. Dans ces deux courants, il
s’agissait également de cerner l’ordre des choses afin d’apprendre à l’accepter
et à s’y conformer, et de la sorte trouver cette jouissance de l’instant ou
cette sérénité de l’âme qui, en nous permettant d’assumer notre juste place
dans la nature - c’est-à-dire
finalement en régulant nos désirs à de justes proportions et en les limitant au
champ du possible -, devait nous
permettre d’accéder au souverain bien.
En
Chine, ce refus de la métaphysique -
et même dans une certaine mesure de la pensée logique en général -
s’expliquait en premier lieu par une défiance à l’égard des mots, qu’il faut
sans cesse « rectifier » pour atteindre une pensée plus
« droite » (Confucius), mais qui ne pourront pour autant jamais
rendre compte du monde dans sa réalité dernière. Les Orientaux refusaient de
croire en la réalité d’un monde de la « connaissance vraie » coupé du
monde « d’apparences » auquel nous confrontent nos sens. Pour eux, le
cosmos est en perpétuelle mutation ; la vie ne connaît que le changement,
et coule dans un flux incessant que rien ne peut arrêter (pas même la
« raison », beaucoup trop figée et statique pour appréhender de
l’intérieur un déferlement aussi puissant et dynamique). Il ne croient pas à
des idées intelligibles qui resteraient cachées derrière un monde sensible,
mais seulement au qi, énergie fondamentale qui coule en toute chose et
prend sans cesse des formes différentes. Comprendre le monde revient à admettre
que la pensée se trouve désemparée face à l’Etre, et à chercher seulement à en
définir globalement les contours et le principe structurant pour tâcher de nous
fondre harmonieusement dans ce cadre d’ensemble, telle la carpe qui nage dans
la rivière et économise sa peine en suivant le cours naturel de l’eau, au lieu
de remonter à contre-courant.
Dès
lors, la pensée chinoise se fait fondamentalement morale : puisque nous ne
pouvons connaître la vérité du monde, nous ne pouvons que déterminer le mode
sur lequel nous devons nous-mêmes nous mouvoir dans cet environnement fluctuant
et envisager les mœurs auxquels il nous faut nous conformer pour être heureux.
Aussi est-ce la raison pour laquelle les pensées chinoises traditionnelles
prennent en général une forme proprement religieuse, dès lors que, là-bas, la
philosophie engage en même temps les êtres au plan pratique, et que les
conduites adéquates nécessitent d’être ritualisées pour être envisagées
collectivement et favoriser durablement l’harmonie, au niveau communautaire.
S’entendre tous ensemble sur une vision du monde juste (admettre en somme que
le monde est mouvant, et cerner les répercussions de cet état de fait) est la
condition sine qua non d’un rapport sain entre les hommes et la nature.
Le seigneur ou le roi lui-même doit intégrer le cours inéluctable des cycles de
l’existence pour bien mener son fief ou son royaume. Cette idée de cycle se
retrouve évidemment illustrée dans le calendrier chinois, où chaque année est
placée à intervalles réguliers sous le patronage d’un animal (chien, chat,
dragon, cheval, etc.) et d’un élément (feu, terre, air, bois, métal), de sorte
que toute mesure temporelle s’inscrit bien dans un mouvement circulaire
global : il y a la quarantième année du chien de terre, la
soixante-huitième année du cheval de feu, etc. (alors que, dans notre
calendrier linéaire chrétien, chaque année succède radicalement à la précédente,
sans faire écho à une année antérieure dont elle serait en quelque sorte la
reprise et le recommencement). Le Yi-King, célèbre ouvrage cosmogonique
et divinatoire de la haute antiquité, signifie d’ailleurs littéralement
« le livre des changements », et tente de décrire les cycles
incessants de métamorphoses de la vie, dans sa fabuleuse diversité, à travers
un jeu de combinaisons de « trigrammes » qu’il est donné au sage
d’interpréter. Le Fengshui, enfin, en observant les cycles de la circulation du
qi dans chaque pièce, appréhende le monde comme un lieu pénétré d’une
substance énergétique mouvante. Le devin, le conseiller du prince ou même
seulement l’homme avisé, à travers la compréhension de la circularité de la vie
(en fonction des années, avec l’astrologie, en fonction des situations, avec le
Yi-King, ou même en fonction du lieu, avec le Fengshui), s’efforce ainsi d’élaborer
dans chaque contexte une conduite appropriée.
Le
refus de la métaphysique, s’il se solde par un scepticisme de la connaissance
et une mise en avant des problématiques morales, ne conduit pourtant jamais à
un quelconque moralisme ; l’anti-idéalisme implique même une impossibilité
radicale de tout manichéisme, dès lors qu’il remet en cause tout dualisme de
type Bien/Mal. A la place, la pensée chinoise pose les notions complémentaires
de Yin et de Yang, aussi nécessaires l’une que l’autre à l’équilibre des
choses. Le Yin - principe
féminin et lunaire - représente la
passivité, la froideur et la stabilité ; le Yang -
principe masculin et solaire -
représente l’action, l’émotion et le mouvement.
Mais,
s’il n’y ni Bien ni Mal, et que Yin et Yang se complètent, la conduite morale
que nous adoptons n’est-elle pas indifférente ? La vision orientale des
choses ne conduit-elle pas au relativisme ? Non, car il nous faut
précisément nous adapter à chaque situation pour vivre en harmonie avec elle.
Face à un excès de Yin, dans la nature ou en soi-même, on doit tâcher de faire
valoir le Yang ; face à un excès de Yang, on doit tâcher de faire valoir
le Yin. Cette morale est en fait de type casualiste : elle impose une
conduite différente en fonction de chaque cas, et demande une grande finesse,
une grande rigueur - et donc une
grande sagesse - pour être
appliquée (alors que les morales métaphysiques, prônées notamment par les
religions révélées, tendent en général à formuler une simple demande de
dévotion, c’est-à-dire une fidélité sans faille à des valeurs éternelles et
immuables, à des dogmes indépendants de tout contexte). L’homme n’est pas bon
ou mauvais ; il vit dans l’harmonie avec la nature -
en la complétant - ou se heurte
frontalement à elle, et de là découle son bonheur ou son malheur.
Au duo fondateur composé dans
l’antiquité romaine par le stoïcisme et l’épicurisme répond d’une certaine
manière en Orient l’opposition entre les confucéens et les taoïstes. Car la
pensée chinoise n’est pas faite d’un seul bloc, et même si tous ses sages
partagent en général un certain nombre d’intuitions premières, constitutives de
leur culture, ils ne s’en séparent pas moins sur à peu près tout le reste.
Confucianisme et taoïsme auront toutefois dans leurs contrées une influence
beaucoup plus durable que le stoïcisme et l’épicurisme chez nous, au point que
l’observateur inattentif pourrait avoir le sentiment -
erroné - que la pensée
chinoise ne fait que ressasser sempiternellement les idées de ses pères
fondateurs. Les deux courants déboucheront l’un et l’autre sur de véritables
religions, qui structureront en profondeur la vie sociale du pays (et
détermineront même pour une large part l’évolution du Japon, très influencé par
son voisin). Mais, à l’intérieur de chacun de ces courants, naîtront un nombre
infini de mouvances et de penseurs originaux.
Le confucianisme, fondé au VIe
siècle av. J.C. par Kongfuzi (de son nom latin Confucius, popularisé par les
missionnaires jésuites), comptera de nombreux partisans célèbres, tels que
Mengzi (Mencius), Xunzi ou encore le merveilleux Zhang Zai, penseur d’une
profondeur et d’une subtilité extrêmes, qui évoque le Nietzsche des meilleurs
moments. Confucius représente en quelque sorte le versant humaniste et
traditionaliste de la pensée chinoise. Toute sa réflexion vise à définir
l’attitude de « l’homme de bien », par opposition à « l’homme de
peu » ; car la grandeur de l’homme tient à ses qualités morales, et nullement
à son rang de naissance ou à son statut social : « L’homme de bien
connaît le juste, l’homme de peu ne connaît que le profit. » Pour être un
homme de bien, il faut accéder au sens de l’humain (le « ren »), qui
consiste à laisser parler ses émotions (c’est-à-dire sa nature), mais en
prenant garde par l’esprit (la culture, si l’on veut) à ce que cette expression
se fasse sur un mode qui conforte l’harmonie, autrement dit qui assure la
pérennité des communautés humaines. Sans recourir ni au Bien, ni au Mal
(notions éminemment occidentales), Confucius valorise donc de fait la
gentillesse et la générosité par opposition à l’égoïsme et la vénalité (qui
manifestent les désirs sous une forme non-harmonieuse, ayant pour effet de
miner l’équilibre entre le Ciel, la Terre et les Hommes, tant au niveau des
relations sociales « inter-humaines » que du lien entre l’homme et la
nature, où se jouent les questions que le XXe siècle a pris
l’habitude de qualifier d’« écologiques »). Si le sens de l’humain
est la vertu suprême (ou plutôt la vertu principielle, d’où découlent toutes
les autres), et que l’homme de bien n’est pas nécessairement celui qui domine
socialement, on aurait pourtant tort de voir en Confucius un penseur
progressiste ; car, à ses yeux, l’ordre social existant, fondé sur la tradition
et sur les rites, est précisément le garant du maintien global du
« ren », du sens de l’humain. Par le rite, l’homme apprend tout au
long de sa vie à se conformer à l’ordre sans lequel il ne saurait y avoir
d’harmonie entre les êtres, de sorte que c’est l’habitude qu’on a de respecter
les rites qui maintient ou redresse les émotions dans un sens harmonieux, apte
à assurer notre bonheur personnel en même temps que le bonheur de la
communauté ; en effet, si le bonheur se définit par l’harmonie avec notre
environnement, il est bien évident alors que nous ne pouvons être heureux qu’en
mettant en place une situation qui rendra les autres tout aussi heureux que
nous le sommes, chacun jouissant d’un bien qui, parce qu’il est nécessairement
commun, ne peut aussi par définition qu’être partagé : on ne saurait
trouver un équilibre satisfaisant par soi seul, ce qui reviendrait à vouloir
équilibrer une balance en plaçant un poids d’un seul côté du plateau.
L’autre courant dominant du paysage
chinois, le taoïsme, s’est développé parallèlement au confucianisme, bien que sa
naissance en soit plus incertaine. On en attribue généralement la paternité à
Laozi (Lao-Tseu), mais des études récentes tendent à considérer que la mouvance
serait en fait née sous la plume de Zhuangzi (Tchouang-Tseu). Les taoïstes
professent une sorte de scepticisme intégral, pour lequel aucune connaissance
d’aucune sorte ne serait réellement possible par la raison (même par
approximations), et qui devrait conduire à une attitude résumée par la doctrine
du « non-agir ». A l’humanisme confucéen, fondé sur l’action
personnelle au sein de la communauté, les taoïstes substituent donc une éthique
plus contemplative, fondée sur le retrait du monde (il existera des moines
taoïstes, ayant choisi de se retirer du siècle pour méditer -
chose impensable pour un disciple de Confucius, qui se veut plutôt conseiller
actif du prince). « In dubito, abstines », disaient les sceptiques
de l’antiquité (« Dans le doute, abstiens-toi ») ; Zhuangzi
répond dans le même esprit à l’irrationalité du monde par une éthique du
renoncement, où l’homme doit accepter de ne pas soumettre les choses à sa
volonté et de laisser faire le destin, sous peine de s’affliger perpétuellement
sans jamais trouver la sérénité. Laozi ajoutera que c’est en refusant d’agir
qu’on a paradoxalement sur le monde l’influence la plus efficace et la plus
bénéfique ; la roue du cosmos tourne d’elle-même, et il est sage pour
l’homme de ne pas l’entraver, afin qu’elle continue de tourner dans un sens
conforme à sa nature.
Au final, le confusianisme
bénéficiera sans doute globalement d’un enracinement plus fort que le taoïsme,
dans la société chinoise, au prix toutefois d’aménagements considérables de son
esprit initial ; le corpus classique confucéen servira de faire-valoir à
la classe des lettrés-fonctionnaires qui se mettra progressivement en place, et
ouvrira la porte à une centralisation du pouvoir, par le biais d’une structure
politique bureaucratique et passablement autoritaire, ainsi qu’à une uniformisation
des esprits, par le biais des concours de recrutement et de leurs fameux
discours en huit parties qui ressemblent dramatiquement à nos piteuses
dissertations « dialectiques » en trois temps…
Quoi qu’il en soit, la pensée
chinoise n’a pas été limitée à l’alternative entre le confucianisme et le taoïsme ;
il a existé aussi d’autres courants, comme le légisme, qui anticipa à bien des
égards la pensée juridique occidentale telle qu’elle s’est imposée à partir de
Hobbes, ou encore le mozisme, qui développa dès le Ve siècle av.
J.C. une pensée déjà empreinte d’anthropocentrisme, d’utilitarisme,
d’universalisme et de progressisme, préfigurant pour toutes ces raisons les
grandes lignes de ce que nous appelons la « modernité » (comme si
cette expression avait un sens autre que conventionnel, et que les âges anciens
avaient été exclusivement voués à la pensée dite « traditionnelle »,
tandis que chaque aspect de l’ère contemporaine ne pourrait être par contraste que
résolument « moderne » et « novateur »).
Ce parcours des spécificités de la pensée
chinoise est évidemment bien trop rapide et schématique pour donner même une
idée de la richesse de cette culture ; mais il doit du moins nous montrer
quel chemin il nous reste à parcourir sur la voie de la redécouverte des
sagesses anciennes. Cet immense pays qu’est la Chine a préservé pendant des
millénaires ce qui chez nous s’est effondré très tôt avec l’avènement de
l’idéalisme et de la métaphysique. Nous avons la possibilité de nous tourner
vers une tradition intellectuelle formidable, à partir de laquelle nous
pourrions espérer régénérer notre propre pensée, sclérosée par deux millénaires
de réductionnisme logique ; les concours et les programmes officiels de
philosophie restent pourtant chez nous indéfectiblement hermétiques à toute
influence non-européenne, tandis que le milieu de l’édition et les
universitaires boudent eux aussi des livres qui ne sont -
parfois - disponibles
dans les librairies qu’à côté d’ouvrages insipides promettant le bonheur grâce
à la « confiance en soi » et « l’affirmation de son
potentiel ».
Puisque seuls les bénéfices
économiques motivent aujourd’hui les découvertes culturelles,
réjouissons-nous : l’essor technique et financier de la Chine ouvrira
bientôt la voie à une popularisation de sa culture. Reste à savoir si celle-ci
n’aura pas été alors totalement pervertie par l’occidentalisme qui séduit le
grand empire depuis un siècle, dans les écoles et dans sa vie politique, et qui
a pu permettre l’établissement sur le territoire d’un régime communiste inspiré
du marxisme, puis maintenant une conversion à l’économie de marché. Dans un
monde libéral, les idées vénérables ne commencent à être médiatisées que
lorsqu’elles sont irréversiblement libéralisées…
Bibliographie :
Anne
Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, Paris 1997, 706 p.
Marcel
Granet, La Civilisation chinoise, Albin Michel, Paris 1929, 577 p.
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