الاثنين، 18 مارس 2013

Penser avec la Chine


Penser avec la Chine

 

 

Thibault Isabel

 

 

Découvrir la pensée chinoise, c’est découvrir réellement un autre continent de la pensée. L’Occident n’a pas manqué de produire un nombre considérable de philosophes, depuis l’antiquité grecque, et sans doute pouvons-nous légitimement estimer que nous confronter à quelques penseurs de plus n’apporterait rien de significatif à notre situation intellectuelle. Alors, pourquoi la Chine ? Quels bénéfices particuliers sommes-nous à même de tirer de sa tradition de pensée ? En vérité, le « pays du milieu » n’a pas seulement trois mille ans d’histoire intellectuelle à ajouter à nos propres trois mille années de civilisation, dans un processus exclusivement cumulatif où il s’agirait de nous faire rencontrer les textes de penseurs jusque là inconnus chez nous. Plus radicalement, en effet, la Chine nous introduit à un nouveau mode de pensée, et nous expose donc ce faisant à une manière différente d’envisager le monde.
Pour être plus exact, la pensée chinoise a en fait le mérite de nous faire redécouvrir notre mode de pensée ancien, tombé en désuétude depuis la fin de l’antiquité. Bien entendu, il existe des inflexions notables entre les orientations d’un Confucius ou d’un Laozi et celles des penseurs présocratiques ou romains, par exemple ; d’un pays à l’autre - et plus encore entre des continents aussi éloignés -, les tonalités de discours varient évidemment beaucoup. Mais la presque totalité de l’histoire philosophique chinoise est restée fidèle aux caractéristiques qui dominent dans toutes les cultures « traditionnelles » ou « primitives », et qui se sont estompées progressivement et précocement chez nous (sous l’effet d’abord du monisme idéaliste, à partir de Parménide, puis des religions révélées). En un mot, la pensée chinoise est dans une large mesure dépourvue de spéculation métaphysique ; en examinant le parcours de la pensée en Orient, on imagine à cet égard quelles directions aurait pu prendre la pensée occidentale si elle était restée fidèle aux intuitions de ses origines.
D’abord, les Chinois se soucient moins de mettre en place une connaissance théorique du monde que de développer une sagesse pratique. Les penseurs orientaux veulent comprendre le fonctionnement des choses, sans pour autant rester prisonniers d’un pur souci du « quoi » ; leur quête, plus fondamentalement, est assujettie à la recherche du « comment ». Autrement dit, connaître le monde n’a de sens à leurs yeux que si cette connaissance nous aide à nous orienter en son sein, c’est-à-dire à trouver le bonheur, qui tient dans l’harmonie avec la nature. On pourrait ici tracer un lien évident avec l’épicurisme et le stoïcisme. Dans ces deux courants, il s’agissait également de cerner l’ordre des choses afin d’apprendre à l’accepter et à s’y conformer, et de la sorte trouver cette jouissance de l’instant ou cette sérénité de l’âme qui, en nous permettant d’assumer notre juste place dans la nature - c’est-à-dire finalement en régulant nos désirs à de justes proportions et en les limitant au champ du possible -, devait nous permettre d’accéder au souverain bien.
En Chine, ce refus de la métaphysique - et même dans une certaine mesure de la pensée logique en général - s’expliquait en premier lieu par une défiance à l’égard des mots, qu’il faut sans cesse « rectifier » pour atteindre une pensée plus « droite » (Confucius), mais qui ne pourront pour autant jamais rendre compte du monde dans sa réalité dernière. Les Orientaux refusaient de croire en la réalité d’un monde de la « connaissance vraie » coupé du monde « d’apparences » auquel nous confrontent nos sens. Pour eux, le cosmos est en perpétuelle mutation ; la vie ne connaît que le changement, et coule dans un flux incessant que rien ne peut arrêter (pas même la « raison », beaucoup trop figée et statique pour appréhender de l’intérieur un déferlement aussi puissant et dynamique). Il ne croient pas à des idées intelligibles qui resteraient cachées derrière un monde sensible, mais seulement au qi, énergie fondamentale qui coule en toute chose et prend sans cesse des formes différentes. Comprendre le monde revient à admettre que la pensée se trouve désemparée face à l’Etre, et à chercher seulement à en définir globalement les contours et le principe structurant pour tâcher de nous fondre harmonieusement dans ce cadre d’ensemble, telle la carpe qui nage dans la rivière et économise sa peine en suivant le cours naturel de l’eau, au lieu de remonter à contre-courant.
Dès lors, la pensée chinoise se fait fondamentalement morale : puisque nous ne pouvons connaître la vérité du monde, nous ne pouvons que déterminer le mode sur lequel nous devons nous-mêmes nous mouvoir dans cet environnement fluctuant et envisager les mœurs auxquels il nous faut nous conformer pour être heureux. Aussi est-ce la raison pour laquelle les pensées chinoises traditionnelles prennent en général une forme proprement religieuse, dès lors que, là-bas, la philosophie engage en même temps les êtres au plan pratique, et que les conduites adéquates nécessitent d’être ritualisées pour être envisagées collectivement et favoriser durablement l’harmonie, au niveau communautaire. S’entendre tous ensemble sur une vision du monde juste (admettre en somme que le monde est mouvant, et cerner les répercussions de cet état de fait) est la condition sine qua non d’un rapport sain entre les hommes et la nature. Le seigneur ou le roi lui-même doit intégrer le cours inéluctable des cycles de l’existence pour bien mener son fief ou son royaume. Cette idée de cycle se retrouve évidemment illustrée dans le calendrier chinois, où chaque année est placée à intervalles réguliers sous le patronage d’un animal (chien, chat, dragon, cheval, etc.) et d’un élément (feu, terre, air, bois, métal), de sorte que toute mesure temporelle s’inscrit bien dans un mouvement circulaire global : il y a la quarantième année du chien de terre, la soixante-huitième année du cheval de feu, etc. (alors que, dans notre calendrier linéaire chrétien, chaque année succède radicalement à la précédente, sans faire écho à une année antérieure dont elle serait en quelque sorte la reprise et le recommencement). Le Yi-King, célèbre ouvrage cosmogonique et divinatoire de la haute antiquité, signifie d’ailleurs littéralement « le livre des changements », et tente de décrire les cycles incessants de métamorphoses de la vie, dans sa fabuleuse diversité, à travers un jeu de combinaisons de « trigrammes » qu’il est donné au sage d’interpréter. Le Fengshui, enfin, en observant les cycles de la circulation du qi dans chaque pièce, appréhende le monde comme un lieu pénétré d’une substance énergétique mouvante. Le devin, le conseiller du prince ou même seulement l’homme avisé, à travers la compréhension de la circularité de la vie (en fonction des années, avec l’astrologie, en fonction des situations, avec le Yi-King, ou même en fonction du lieu, avec le Fengshui), s’efforce ainsi d’élaborer dans chaque contexte une conduite appropriée.
Le refus de la métaphysique, s’il se solde par un scepticisme de la connaissance et une mise en avant des problématiques morales, ne conduit pourtant jamais à un quelconque moralisme ; l’anti-idéalisme implique même une impossibilité radicale de tout manichéisme, dès lors qu’il remet en cause tout dualisme de type Bien/Mal. A la place, la pensée chinoise pose les notions complémentaires de Yin et de Yang, aussi nécessaires l’une que l’autre à l’équilibre des choses. Le Yin - principe féminin et lunaire - représente la passivité, la froideur et la stabilité ; le Yang - principe masculin et solaire - représente l’action, l’émotion et le mouvement.
Mais, s’il n’y ni Bien ni Mal, et que Yin et Yang se complètent, la conduite morale que nous adoptons n’est-elle pas indifférente ? La vision orientale des choses ne conduit-elle pas au relativisme ? Non, car il nous faut précisément nous adapter à chaque situation pour vivre en harmonie avec elle. Face à un excès de Yin, dans la nature ou en soi-même, on doit tâcher de faire valoir le Yang ; face à un excès de Yang, on doit tâcher de faire valoir le Yin. Cette morale est en fait de type casualiste : elle impose une conduite différente en fonction de chaque cas, et demande une grande finesse, une grande rigueur - et donc une grande sagesse - pour être appliquée (alors que les morales métaphysiques, prônées notamment par les religions révélées, tendent en général à formuler une simple demande de dévotion, c’est-à-dire une fidélité sans faille à des valeurs éternelles et immuables, à des dogmes indépendants de tout contexte). L’homme n’est pas bon ou mauvais ; il vit dans l’harmonie avec la nature - en la complétant - ou se heurte frontalement à elle, et de là découle son bonheur ou son malheur.
Au duo fondateur composé dans l’antiquité romaine par le stoïcisme et l’épicurisme répond d’une certaine manière en Orient l’opposition entre les confucéens et les taoïstes. Car la pensée chinoise n’est pas faite d’un seul bloc, et même si tous ses sages partagent en général un certain nombre d’intuitions premières, constitutives de leur culture, ils ne s’en séparent pas moins sur à peu près tout le reste. Confucianisme et taoïsme auront toutefois dans leurs contrées une influence beaucoup plus durable que le stoïcisme et l’épicurisme chez nous, au point que l’observateur inattentif pourrait avoir le sentiment - erroné - que la pensée chinoise ne fait que ressasser sempiternellement les idées de ses pères fondateurs. Les deux courants déboucheront l’un et l’autre sur de véritables religions, qui structureront en profondeur la vie sociale du pays (et détermineront même pour une large part l’évolution du Japon, très influencé par son voisin). Mais, à l’intérieur de chacun de ces courants, naîtront un nombre infini de mouvances et de penseurs originaux.
Le confucianisme, fondé au VIe siècle av. J.C. par Kongfuzi (de son nom latin Confucius, popularisé par les missionnaires jésuites), comptera de nombreux partisans célèbres, tels que Mengzi (Mencius), Xunzi ou encore le merveilleux Zhang Zai, penseur d’une profondeur et d’une subtilité extrêmes, qui évoque le Nietzsche des meilleurs moments. Confucius représente en quelque sorte le versant humaniste et traditionaliste de la pensée chinoise. Toute sa réflexion vise à définir l’attitude de « l’homme de bien », par opposition à « l’homme de peu » ; car la grandeur de l’homme tient à ses qualités morales, et nullement à son rang de naissance ou à son statut social : « L’homme de bien connaît le juste, l’homme de peu ne connaît que le profit. » Pour être un homme de bien, il faut accéder au sens de l’humain (le « ren »), qui consiste à laisser parler ses émotions (c’est-à-dire sa nature), mais en prenant garde par l’esprit (la culture, si l’on veut) à ce que cette expression se fasse sur un mode qui conforte l’harmonie, autrement dit qui assure la pérennité des communautés humaines. Sans recourir ni au Bien, ni au Mal (notions éminemment occidentales), Confucius valorise donc de fait la gentillesse et la générosité par opposition à l’égoïsme et la vénalité (qui manifestent les désirs sous une forme non-harmonieuse, ayant pour effet de miner l’équilibre entre le Ciel, la Terre et les Hommes, tant au niveau des relations sociales « inter-humaines » que du lien entre l’homme et la nature, où se jouent les questions que le XXe siècle a pris l’habitude de qualifier d’« écologiques »). Si le sens de l’humain est la vertu suprême (ou plutôt la vertu principielle, d’où découlent toutes les autres), et que l’homme de bien n’est pas nécessairement celui qui domine socialement, on aurait pourtant tort de voir en Confucius un penseur progressiste ; car, à ses yeux, l’ordre social existant, fondé sur la tradition et sur les rites, est précisément le garant du maintien global du « ren », du sens de l’humain. Par le rite, l’homme apprend tout au long de sa vie à se conformer à l’ordre sans lequel il ne saurait y avoir d’harmonie entre les êtres, de sorte que c’est l’habitude qu’on a de respecter les rites qui maintient ou redresse les émotions dans un sens harmonieux, apte à assurer notre bonheur personnel en même temps que le bonheur de la communauté ; en effet, si le bonheur se définit par l’harmonie avec notre environnement, il est bien évident alors que nous ne pouvons être heureux qu’en mettant en place une situation qui rendra les autres tout aussi heureux que nous le sommes, chacun jouissant d’un bien qui, parce qu’il est nécessairement commun, ne peut aussi par définition qu’être partagé : on ne saurait trouver un équilibre satisfaisant par soi seul, ce qui reviendrait à vouloir équilibrer une balance en plaçant un poids d’un seul côté du plateau.
       L’autre courant dominant du paysage chinois, le taoïsme, s’est développé parallèlement au confucianisme, bien que sa naissance en soit plus incertaine. On en attribue généralement la paternité à Laozi (Lao-Tseu), mais des études récentes tendent à considérer que la mouvance serait en fait née sous la plume de Zhuangzi (Tchouang-Tseu). Les taoïstes professent une sorte de scepticisme intégral, pour lequel aucune connaissance d’aucune sorte ne serait réellement possible par la raison (même par approximations), et qui devrait conduire à une attitude résumée par la doctrine du « non-agir ». A l’humanisme confucéen, fondé sur l’action personnelle au sein de la communauté, les taoïstes substituent donc une éthique plus contemplative, fondée sur le retrait du monde (il existera des moines taoïstes, ayant choisi de se retirer du siècle pour méditer - chose impensable pour un disciple de Confucius, qui se veut plutôt conseiller actif du prince). « In dubito, abstines », disaient les sceptiques de l’antiquité (« Dans le doute, abstiens-toi ») ; Zhuangzi répond dans le même esprit à l’irrationalité du monde par une éthique du renoncement, où l’homme doit accepter de ne pas soumettre les choses à sa volonté et de laisser faire le destin, sous peine de s’affliger perpétuellement sans jamais trouver la sérénité. Laozi ajoutera que c’est en refusant d’agir qu’on a paradoxalement sur le monde l’influence la plus efficace et la plus bénéfique ; la roue du cosmos tourne d’elle-même, et il est sage pour l’homme de ne pas l’entraver, afin qu’elle continue de tourner dans un sens conforme à sa nature.
Au final, le confusianisme bénéficiera sans doute globalement d’un enracinement plus fort que le taoïsme, dans la société chinoise, au prix toutefois d’aménagements considérables de son esprit initial ; le corpus classique confucéen servira de faire-valoir à la classe des lettrés-fonctionnaires qui se mettra progressivement en place, et ouvrira la porte à une centralisation du pouvoir, par le biais d’une structure politique bureaucratique et passablement autoritaire, ainsi qu’à une uniformisation des esprits, par le biais des concours de recrutement et de leurs fameux discours en huit parties qui ressemblent dramatiquement à nos piteuses dissertations « dialectiques » en trois temps…
Quoi qu’il en soit, la pensée chinoise n’a pas été limitée à l’alternative entre le confucianisme et le taoïsme ; il a existé aussi d’autres courants, comme le légisme, qui anticipa à bien des égards la pensée juridique occidentale telle qu’elle s’est imposée à partir de Hobbes, ou encore le mozisme, qui développa dès le Ve siècle av. J.C. une pensée déjà empreinte d’anthropocentrisme, d’utilitarisme, d’universalisme et de progressisme, préfigurant pour toutes ces raisons les grandes lignes de ce que nous appelons la « modernité » (comme si cette expression avait un sens autre que conventionnel, et que les âges anciens avaient été exclusivement voués à la pensée dite « traditionnelle », tandis que chaque aspect de l’ère contemporaine ne pourrait être par contraste que résolument « moderne » et « novateur »).
       Ce parcours des spécificités de la pensée chinoise est évidemment bien trop rapide et schématique pour donner même une idée de la richesse de cette culture ; mais il doit du moins nous montrer quel chemin il nous reste à parcourir sur la voie de la redécouverte des sagesses anciennes. Cet immense pays qu’est la Chine a préservé pendant des millénaires ce qui chez nous s’est effondré très tôt avec l’avènement de l’idéalisme et de la métaphysique. Nous avons la possibilité de nous tourner vers une tradition intellectuelle formidable, à partir de laquelle nous pourrions espérer régénérer notre propre pensée, sclérosée par deux millénaires de réductionnisme logique ; les concours et les programmes officiels de philosophie restent pourtant chez nous indéfectiblement hermétiques à toute influence non-européenne, tandis que le milieu de l’édition et les universitaires boudent eux aussi des livres qui ne sont - parfois - disponibles dans les librairies qu’à côté d’ouvrages insipides promettant le bonheur grâce à la « confiance en soi » et « l’affirmation de son potentiel ».
Puisque seuls les bénéfices économiques motivent aujourd’hui les découvertes culturelles, réjouissons-nous : l’essor technique et financier de la Chine ouvrira bientôt la voie à une popularisation de sa culture. Reste à savoir si celle-ci n’aura pas été alors totalement pervertie par l’occidentalisme qui séduit le grand empire depuis un siècle, dans les écoles et dans sa vie politique, et qui a pu permettre l’établissement sur le territoire d’un régime communiste inspiré du marxisme, puis maintenant une conversion à l’économie de marché. Dans un monde libéral, les idées vénérables ne commencent à être médiatisées que lorsqu’elles sont irréversiblement libéralisées…
 
Bibliographie :
Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, Paris 1997, 706 p.
Marcel Granet, La Civilisation chinoise, Albin Michel, Paris 1929, 577 p.
 
 

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