الأحد، 17 مارس 2013

Entretien avec Kishore Mahbubani : L'Asie s'est réveillée

Après deux siècles qui ont vu le monde s’occidentaliser, celui-ci est en passe 
de s’asiatiser. Pour Kishore Mahbubani, les conséquences de ce basculement sont multiples.
Nous vivons aujourd’hui une nouvelle ère de l’histoire mondiale, nous dit Kishore Mahbubani. Une ère que l’on pourrait qualifier de miracle asiatique. Car elle met un terme à ce que l’économiste et historien Eric L. Jones appelait en 1981 le « miracle européen », alors qu’il essayait de qualifier cette période de deux siècles qui a vu l’Occident dominer le monde, économiquement, militairement et intellectuellement. Pour K. Mahbubani, cette exception européenne est en train de s’achever, et les pays asiatiques, irrésistiblement, regagnent sur l’échiquier mondial la place qui est la leur : la première.


Nous assistons, estimez-vous, à la fin de la domination occidentale sur le monde et à la réémergence de l’Asie. Sur quels indices vous appuyez-vous ?


Si je ne suis pas sûr que le terme de domination soit approprié pour qualifier le rôle mondial que l’Asie jouera demain, je suis en mesure d’affirmer qu’elle connaît une irrésistible croissance économique. D’ici à 2050, trois des quatre plus importantes puissances économiques seront asiatiques : la Chine mènera la course, suivie des États-Unis, de l’Inde et du Japon. Rien de nouveau de nouveau sous le Soleil, selon l’historien et économiste Angus Maddison, qui souligne que l’Asie a représenté près de 75 % du PIB mondial durant le Ier millénaire de notre ère, quand l’Europe en contrôlait à peine 10 %. Ce rapport-là n’a basculé qu’au XIXe siècle, en conséquence de la révolution industrielle en Europe.

Aujourd’hui, la majeure partie des économies qui connaissent les plus forts taux de croissance est en Asie, dont la Chine et l’Inde, qui sont de plus les nations les plus peuplées du monde. Dans le champ scientifique, le montant total des investissements en recherche & développement en Asie surpasse ses équivalents en Europe ou aux États-Unis. L’Occident accumule les déficits publics, quand l’Asie thésaurise son épargne.

La première conséquence est que les Asiatiques investiront toujours plus dans la technologie. Ils prendront une part croissante de la recherche quand les universités et laboratoires occidentaux se débattront contre les coupes budgétaires. Un seul exemple : en trente ans, le nombre d’étudiants accueillis dans les universités chinoises a été multiplié par dix.


Pourtant, on constate toujours une fuite des cerveaux. Les meilleurs étudiants d’Inde et de Chine ne partent-ils toujours pas aux États-Unis ?


C’était vrai hier. L’ex-Premier ministre indien Rajiv Gandhi disait d’ailleurs qu’il valait mieux une fuite des cerveaux que des cerveaux non employés. Mais le fait est que, pour la première fois, lors des cinq ou dix dernières années s’est amorcé un mouvement inverse. Si les étudiants chinois ou indiens partent aux États-Unis, ils en reviennent aussi, pour travailler. Le New York Times a récemment dressé le portrait d’un maître de conférences chinois, qui a abandonné son poste à Princeton, sa belle maison de banlieue, pour revenir habiter un petit appartement dans sa patrie. Et pourquoi ? Simplement parce qu’il est convaincu que le futur est en Chine. Ceci ne risquait pas d’arriver il y a seulement vingt ans. Aujourd’hui, cette histoire relève de la routine.


À vous en croire, la croissance que connaît l’Asie aujourd’hui est un phénomène sans précédent dans l’histoire humaine. Pourquoi ?


Larry Summers, ex-secrétaire d’État américain au Trésor, disait que ce que connaît l’Asie aujourd’hui peut se comparer à ce qu’a vécu l’Europe lors de la révolution industrielle. À un détail près : ce que connaît l’Asie aujourd’hui réduit la révolution industrielle à peu de chose. On a pu calculer que la révolution industrielle a amélioré le confort des gens d’un facteur de 50 % en l’espace d’une vie humaine. Reporté à ce qui se passe en Asie aujourd’hui, le calcul de ce même facteur donne 10 000 % ! Oui, ce phénomène n’a aucun antécédent dans l’histoire.


Comment voyez-vous le monde en 2050 ?


Je crois pour commencer que ce serait une erreur de raisonner en termes de simple transfert de puissance. Nous vivons dans un monde complexe, toujours plus interdépendant. Vous ne devriez jamais plus voir une seule hyperpuissance dominant le reste du monde, comme l’ont fait la Grande-Bretagne au XIXe siècle ou les États-Unis au XXe. Bien sûr, il y aura toujours des puissances majeures, mais la nouveauté du XXIe siècle est qu’elles devront collaborer, car la priorité sera de préserver leurs intérêts communs à maintenir le monde en ordre. Le jeu qui nous amusait lors des deux siècles précédents est fini. Nous passons de l’âge de la compétition à celui de la coopération.


Vous estimez que la bonne gouvernance est aux racines de la croissance économique. Vous définissez sept piliers de la sagesse qui auraient été à la base de la croissance de l’Occident, et qui s’imposent aujourd’hui comme des étapes obligées aux pays en voie de développement. Quels sont ces piliers ?


D’abord, la culture de la paix. Si l’Europe a connu une période de prospérité sans précédent à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, elle le doit à ce qu’elle a connu un moment de conflictualité nulle. Zéro guerre, c’est la règle d’or à laquelle aspire l’Asie. Au risque de vous paraître sauvagement optimiste, j’estime qu’il n’y aura désormais plus aucune guerre entre puissances majeures. Bien sûr, vous aurez toujours des conflits périphériques, en Libye ou ailleurs. Mais l’ère des grandes puissances en guerre a pris fin.

Ensuite, l’économie de libre-échange. Car elle décuple les forces productives de tout un chacun, qui nourrit l’espoir de s’extirper de la pauvreté. Chacune des économies d’Asie à avoir expérimenté le marché libre a connu une croissance économique spectaculaire. En Chine, on comptait 56 millions de personnes appartenant à la classe moyenne en l’an 2000. Avant 2030, ils seront 360 millions… Plus que toute la population des États-Unis.

En troisième lieu, la science et la technologie. C’est là un champ que domine aujourd’hui l’Asie, grâce à certaines décisions clairvoyantes prises voici quelques décennies. Un exemple, celui du Premier ministre fondateur de l’Inde, Jawaharlal Nehru. Il a contribué à fonder en 1951 le premier Institut de technologie indien. L’admission ne s’y fait que sur concours, et l’examen d’entrée est l’un des plus difficiles au monde, bien plus dur que celui du MIT. Le résultat, c’est que cet institut, puisant dans l’énorme réservoir de la population indienne, est aujourd’hui la meilleure pépinière de talents que vous pourrez trouver sur la planète.

Ce qui nous amène au quatrième pilier, la méritocratie, par un autre exemple. Celui de Bhimrao Ambedkar. Il est né dans la caste Mahar, un groupe de Dalits, vous diriez intouchables. Il a réussi à se frayer un chemin jusqu’au diplôme de docteur de la London School of Economics, et a entre autres fondé une association, la Bahiskrit Hitakarini Sabha, dont le but est de permettre aux Dalits d’accéder à l’éducation. Un certain nombre de ses bénéficiaires s’affichent aujourd’hui aux premiers rangs de l’élite indienne.

Vient l’éducation, le cinquième pilier, la seule voie qui vous permet de sortir de la pauvreté, individuelle ou nationale.

Sixième pilier, le pragmatisme. C’est la capacité de changer les choses, sans se laisser inhiber par des perceptions idéologiques. Ainsi, quand le Japon s’est modernisé, il s’est rapidement imposé comme un pouvoir majeur. Ceci parce qu’il a appliqué les pratiques de l’Occident, piochant dans les expériences allemandes, françaises, américaines, mélangeant éclectiquement tout ce qui était performant en matière éducationnelle, militaire, économique…, pour l’intégrer dans un système national. Et le plus grand des pragmatiques qu’ait connu l’Asie reste probablement Deng Xiaoping. Il disait : « Peu importe que le chat soit blanc ou noir, pourvu qu’il attrape les souris. » Il a réussi à affranchir son pays, dans un contexte géopolitique et national trouble, des rigidités idéologiques du communisme, libérant l’énorme énergie de la population chinoise. Dans le même temps, la Russie voyait son économie plonger au niveau de celle de la Belgique, alors que l’espérance de vie y chutait, simplement parce qu’elle n’a pas su s’adapter avec pragmatisme à la nouvelle donne.

Le septième pilier est l’État de droit, qui garantit à tout être humain la certitude d’être traité à égalité avec son voisin.


L’État de droit… Certains de ces piliers ne semblent-ils pas fort éloignés des réalités chinoises ou indiennes d’aujourd’hui ?


Certes, la Chine et l’Inde ont encore un long chemin à parcourir afin d’améliorer le respect de l’État de droit. Mais regardez le chemin parcouru en seulement dix ou quinze ans. Aujourd’hui, la Chine est le pays au monde qui compte le plus de jeunes juristes, de jeunes juges, et les Chinois d’outre-mer sont suffisamment confiants pour investir massivement leur argent dans leur pays d’origine. De multiples entreprises internationales jouent des coudes pour se placer en Chine, et cela signifie bien qu’elles ont confiance. La Chine est aujourd’hui, à preuve du contraire, le pays qui attire le plus les investisseurs étrangers.

Mais le principal défi, surtout en Inde, restera de combattre la pauvreté par le développement économique. Il y a aujourd’hui plus de gens vivant sous le seuil de pauvreté absolue en Inde que dans toute l’Afrique.


Pourquoi ne comptez-vous pas la démocratie parmi ces piliers ?


Parce que je suis convaincu qu’au long terme, tous les pays deviendront démocratiques, que ce soient la Chine ou même l’Arabie Saoudite. Mais cela ne se fera pas en une nuit. Les États-Unis ont posé le principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes en 1776, et il a fallu attendre presqu’un siècle et une guerre civile majeure pour que l’esclavage soit aboli, et un autre siècle pour que les Noirs puissent voter dans les faits, alors que les femmes avaient acquis ce droit dès 1919. Si un pays qui n’était pas handicapé par quelque bagage historique que ce soit a mis tant de temps à accéder à la démocratie, que dire de la Chine et de son héritage de trois mille ans d’histoire ?


Que pensez-vous de la gouvernance mondiale telle qu’elle est aujourd’hui ?


Vous le saurez en lisant mon prochain livre, puisqu’il traitera de la gouvernance mondiale. Le fait est que nous devons changer les règles du jeu des institutions internationales. Car elles ne sont plus que le reflet de la supériorité exercée par l’Europe et l’Amérique du Nord au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand on martèle que le directeur du FMI doit être un Européen, celui de la Banque mondiale un Américain… Nous autres Asiatiques sommes aujourd’hui bien plus de trois milliards, nous bénéficions des économies les plus performantes, nous détenons les plus importantes épargnes mondiales, et nous n’aurions aucune chance d’accéder à la tête des institutions internationales ? Nous n’aurions pas notre mot à dire sur l’économie mondiale, la sécurité globale, les défis environnementaux ? C’est insensé, et cela doit changer.

Mais il se trouve que malheureusement, l’histoire nous enseigne que les grands changements n’arrivent qu’après de grandes crises. L’ordre mondial tel que nous le connaissons est né du chaos en 1945. Lorsqu’il a fallu faire face à la dernière crise financière, comme toute action unilatérale aurait été sans effet, les pouvoirs majeurs du G7 ont élargi leurs rangs au G20. Mais ça ne suffit pas. Dans mon prochain livre, j’entends proposer des solutions qui permettraient de réformer l’ordre mondial sans avoir à combattre une nouvelle crise globale. Le défi est de trouver une formule acceptable par tout le monde, de l’Amérique latine à l’Asie, en passant par l’Afrique et l’Europe. Et ce ne sera pas facile.


Un problème global a émergé ces dernières années : le changement climatique et, plus largement, les problèmes environnementaux. Certains défendent que de tels problèmes d’ensemble ne peuvent qu’appeler à des solutions globales. Qu’en pensez-vous ?


Je crois que le réchauffement climatique est un vrai problème, et que la seule réponse à lui apporter sera globale. Mais je crois surtout qu’avant de demander aux pays émergents de sacrifier leur développement, les États-Unis et l’Europe doivent consentir à des sacrifices équivalents. Car le changement climatique n’est pas le résultat des actuelles émissions de carbone, mais celui des émissions antérieures de gaz à effet de serre déversées dans l’atmosphère par l’Europe et l’Amérique du Nord depuis la révolution industrielle.

En conséquence, si la Chine et l’Inde sont amenées à payer pour leurs actuelles émissions, les anciens pollueurs doivent dépenser un montant équivalent pour leurs émissions antérieures. Et il est impossible, en l’état actuel des choses, d’amener le gouvernement américain à sacrifier quelques dollars pour financer une solution simple et globale à ce problème. Comment pouvez-vous penser un instant que la Chine puisse accepter de porter seule ce fardeau, alors qu’elle est aujourd’hui le pays qui investit le plus dans les technologies vertes ?


Ce qui aboutit à légitimer le statut de la Chine de premier pollueur mondial ?


Cela est vrai si l’on mesure les émissions d’aujourd’hui. Mais en termes de contribution historique totale au changement climatique, la Chine restera longtemps derrière les États-Unis. Tout dépend de ce que vous mesurez…


Avec une classe moyenne en pleine croissance, la Chine va de toute façon polluer toujours plus…


Son développement se doit-il d’imiter celui de l’Occident ? Ces nouvelles classes moyennes sont de leur temps. On y trouve des gens qui veulent consommer plus, certes. Mais aussi des gens sensibilisés aux problèmes environnementaux, qui sont prêts à limiter leur impact écologique.


Dans un article que vous avez signé dans la revue Esprit en 2010, vous affirmiez que l’une des conséquences de l’ascension économique de l’Asie serait de mettre un terme au monopole occidental sur l’histoire mondiale. Une telle remise en cause est-elle déjà perceptible ?


De la première année de l’ère chrétienne jusqu’aux environs de l’an 1820, le fait majeur de l’histoire mondiale est que les deux grandes puissances économiques avaient pour nom Inde et Chine. L’Europe, suivie des États-Unis, ne s’est imposée comme leader que durant les deux derniers siècles. Une parenthèse à l’échelle de l’histoire mondiale. Une exception, pour le dire crûment.

Et toute exception est vouée à une fin certaine. L’Occident ne représente que 12 % de la population mondiale. On ne peut que s’étonner de ce qu’il ait exercé une telle influence sur le monde, le colonisant dans son ensemble. La domination occidentale sur le grand récit de l’humanité était artificielle, explicable uniquement par son rôle géopolitique. Maintenant son règne prend fin. La narration d’ensemble qu’avait imposée l’Europe, sur la façon dont elle avait été amenée à dominer la planète, dont il fallait considérer les choses, est vouée à une fin certaine.

La chose qui me surprend le plus dans le monde d’aujourd’hui est de voir à quel point les Européens se noient dans le pessimisme. Après la crise financière, même les Américains se sont mis à redouter l’avenir. Pourtant, nombreuses sont les raisons qui nous poussent à l’optimisme. La pauvreté mondiale régresse, le nombre de gens vivant sous le seuil de pauvreté absolue a rarement été aussi bas, nous sommes sur le point d’atteindre les objectifs du Millénaire du développement, la croissance économique améliore le quotidien de milliards de personnes. Qui plus est, la perspective de guerre majeure n’a jamais été aussi éloignée.

Alors quand je parle aux jeunes Européens, aux jeunes Américains, et que j’en retire l’impression qu’ils croient la fin du monde imminente, je m'étonne. Je ne partage pas le concept d’une « fin de l’histoire », c’est quelque chose que l’on ne verra jamais. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est au « retour de l’histoire ». Ou si vous préférez, au « retour de l’Asie ».

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