الأحد، 17 مارس 2013

Le goût a une histoire

L'historien Jean-Louis Flandrin, récemment décédé, retraçait dans un article les évolutions du goût des Français. À travers l'étude de manuels de cuisine, il a mis en évidence la place tenue par les épices, le sucre, les graisses dans les plats d'hier.
[...] De même qu'il varie dans l'espace, d'un peuple à un autre peuple, le goût varie aussi dans le temps, au sein d'un même peuple. Selon les époques, les hommes n'ont pas aimé ou rejeté les mêmes aliments et n'ont pas cuisiné de la même façon ceux qu'ils consommaient. Réputés immangeables aujourd'hui, cygnes et marsouins, hérons, paons, cigognes et cormorans étaient au Moyen Age servis à la table des princes. Le boeuf, dont les morceaux à rôtir font nos délices, était autrefois réputé viande grossière, tout juste bonne pour l'estomac robuste des hommes de labeur. De toutes les parties de son corps, on ne jugeait digne des bonnes tables qu'un abat, le « palais » : les recettes de palais de boeuf abondent en effet dans les livres de cuisine français des xviie et xviiie siècles ; et l'on sait par le journal d'Héroard, son médecin, que de sa vie le roi Louis XIII n'a jamais mangé d'autre partie de cet animal. Le xxe siècle, au contraire, a méprisé ce délicat morceau, à ce point que nul ne sait plus où le situer.
Toutes sortes de documents témoignent de l'ancienne diversité géographique et sociologique des goûts : récits de voyage, journaux intimes, recueils de proverbes, traités des aliments et oeuvres littéraires diverses, listes de prix, comptes de bouche, menus de banquets, cartes de restaurants, etc. Aucune pourtant n'offre un témoignage aussi précis sur les transformations historiques du goût que la série des livres de cuisine. Dans la plupart des pays d'Europe occidentale, elle est continue depuis le début du xive siècle.
Les anciens traités culinaires - souvent de simples recueils de recettes - témoignent moins des inventions de grands chefs que d'un savoir collectif : de l'un à l'autre, et à travers plusieurs pays, on retrouve les mêmes plats, élaborés de manière analogue sinon rigoureusement identique. S'ils nous renseignent évidemment mieux sur les goûts des élites sociales que sur ceux des masses populaires, plusieurs, pourtant, évoquent ou décrivent à l'occasion des plats vulgaires. Dès la fin du xive siècle, les recettes d'un ensemble de « potages communs » ouvrent Le Viandier du Ménagier de Paris : un peu plus tard, le manuscrit du Vatican du Viandier de Taillevent mentionne douze plats dont il ne donne pas la recette parce que « femmes en sont maistresses, et chacun le sçait faire ». On connaît cependant par d'autres livres les recettes de ces plats ordinaires. Laissons néanmoins de côté les difficiles questions des cuisines populaires, d'autant que l'on ne sait jamais si c'est par goût ou par besoin que les pauvres mangent ce qu'ils mangent. Pour démontrer que le goût a varié historiquement, mieux vaut se concentrer sur l'alimentation des riches.

Chères épices

Jamais les Français n'ont accordé autant de prix aux épices qu'aux xive et xve siècles. C'étaient elles qui donnaient alors aux mets leur statut gastronomique. Dans tout l'Occident, la palette des épices n'a jamais été aussi variée : les recettes, plus ou moins fréquemment selon les pays, mentionnaient le poivre rond et le poivre long, la cannelle, le gingembre, le galanda, le clou de girofle, la noix de muscade et son tégument le macis, le safran, la graine de paradis ou maniguette, le mastic, le citoual, le cumin, l'anis, la cardamome, le spic nard ou nard indien, etc. Toutes ces épices se trouvaient ordinairement chez les épiciers ou apothicaires, alors que nombre d'entre elles sont aujourd'hui introuvables en Europe, les commerçants renonçant à en commander faute de demande. Le goût pour les épices se manifestait aussi par la fréquence de leur emploi, autrement dit par le nombre des recettes qui en mentionnaient, de 65 à 80 % selon les pays et les recueils, aux xive et xve siècles. Quant à l'importance des doses utilisées, les historiens spécialistes en discutent, car la plupart des recettes ne les précisent pas. Mais les rares fois où elles sont indiquées, elles sont toujours impressionnantes, comparées aux doses que l'on trouve aujourd'hui dans les cuisines occidentales.
Jusqu'au xviie siècle, ce goût pour les épices s'est manifesté en France comme dans les autres pays d'Europe occidentale. Mais, à partir du xviie siècle, les Français ne le partagent plus : les étrangers de passage en France s'en sont étonnés ; et les Français de leur côté, lorsqu'ils voyageaient en Allemagne, en Pologne, en Espagne, etc., se sont plaints du supplice de Tantale qu'on leur affligeait en leur présentant des mets appétissants mais immangeables par la profusion des épices dont ils étaient assaisonnés. Lorsque l'on combine ces témoignages à celui des livres de cuisine, il s'avère que les Français des xviie et xviiie siècles n'ont pas renoncé complètement aux épices orientales mais que certaines d'entre elles les dégoûtent désormais - en particulier le safran - et que, s'ils affectionnent le poivre, le clou de girofle et la muscade, ils ne les utilisent plus qu'à doses discrètes.
En vérité, l'étude des livres de cuisine français des xviie et xviiie siècles ne révèle pas de changement significatif de la proportion des recettes faisant appel aux épices orientales : elle est toujours de l'ordre de 60 à 70 %. Mais ces livres indiquent deux changements. D'une part, la palette des épices s'est considérablement réduite. La graine de paradis, le galanga, le macis, le spic nard, la cardamome, l'anis, le cumin, le mastic et le poivre long ont disparu, tandis que la cannelle, le gingembre et le safran ne sont plus employés qu'exceptionnellement. Les cuisiniers français n'utilisent plus désormais régulièrement que le poivre, le clou de girofle et la noix de muscade, ces trois épices apparaissant d'ailleurs beaucoup plus fréquemment qu'auparavant. Il semble, d'autre part, qu'ils les utilisent en doses beaucoup plus discrètes. Cela reste difficile à démontrer en raison de l'imprécision des recettes. Mais on voit que le girofle n'est plus employé que pour clouter un morceau de citron vert, ou - comme aujourd'hui - un oignon. On peut en outre déduire cette réduction des doses de l'insistance avec laquelle les voyageurs français ont dénoncé la profusion des épices dans les cuisines étrangères : Jean le Laboureur se plaint de pâtés allemands « tout noirs au-dedans d'épices et de safran » et la comtesse d'Aulnoy de mets espagnols « si pleins d'ail, et de safran et d'épices que je ne pus manger rien ».
Épicée comme les autres cuisines médiévales européennes, la cuisine française du xive siècle s'en distinguait cependant par un goût très affirmé pour l'acidité et par son mépris de la douceur. Environ 70 % des recettes françaises comprenaient des ingrédients acides : vin, vinaigre, verjus, groseilles, alors qu'on n'en trouve que dans [...] 25 à 35 % des recettes italiennes. [...] Beaucoup de sauces étaient violemment acides : 87 % d'entre elles contenaient du vinaigre ou du verjus (c'est-à-dire des acides forts) et, souvent, aucun des autres ingrédients n'en modérait la violence. La sauce verte, par exemple, se composait alors de « pain, persil, gingembre... verjus ou vinaigre », ceux-ci étant nécessairement utilisés à fortes doses dans la sauce (comme l'indique le Viandier de Taillevent). On sait ce que cette sauce est devenue aujourd'hui : une mayonnaise fade et grasse, au jus d'épinard (Ginette Mathiot, Je sais cuisiner). Sans en être encore à ce point, l'évolution était déjà bien engagée au xviie siècle où, dans sa seconde moitié, bien qu'y restant encore des sauces maigres et acides, on voit les sauces au beurre se multiplier (voir l'encadré, p. 34). Les sauces maigres, à base de vinaigre, verjus ou jus d'orange amère, sont encore nombreuses dans Le Cuisinier français. Mais on ne les y trouve guère que pour assaisonner des viandes rôties, suintantes de leur propre graisse. Dans beaucoup d'autre cas, et particulièrement pour les sauces de poissons, la violence de l'acide est désormais adoucie par de l'huile ou du beurre [...].

La séparation sucré-salé

A l'attrait des sauces acides et épicées du Moyen Age a donc succédé, dès le xviie siècle, l'attrait des sauces grasses, plus douces et plus respectueuses de la saveur propre des aliments [...]. Ces transformations de l'assaisonnement, particulièrement significatives de l'évolution des goûts, sont allées de pair avec une transformation des choix alimentaires faits par les élites sociales : les plats de céréales ont disparu des recueils de recettes, tandis que les légumes et les champignons devenaient à la mode, et les viandes de boucherie, tenues jusque-là pour « grossières », ont de plus en plus tenté les cuisines aristocratiques.
Quant au sucre [...], les Français du xive siècle l'utilisaient aussi nettement moins que leurs voisins le miel, les figues sèches, les raisins secs et le moût de raison concentré [...]. Et il ne s'agit pas d'une question d'approvisionnement en denrées exotiques, mais bien d'une absence de goût pour les saveurs douces, que les Italiens, et plus encore les Catalans et les Anglais, adoraient autant que les Arabes. Cette originalité française s'est quelque peu effacée au cours des xve et xvie siècles, par suite du prestige irrésistible du sucre de canne.
Suivons par exemple les différentes versions du Viandier de Taillevent : au xive siècle, il en usait dans 6 % des recettes ; au début du xve, 11 % et à la fin du même siècle, 18 % [...]. On sait que la consommation de saccharose a continué à croître du xvie siècle à nos jours, dans l'alimentation des Français comme dans celle des autres Européens, d'abord dans les élites sociales, puis dans des milieux de plus en plus larges. A partir du xviie siècle, cependant, les Français se sont à nouveau distingués de leurs voisins en développant le sentiment d'une antinomie entre le sucré et le salé. Ce principe fondamental de la gastronomie classique [...] n'est pas apparu en un jour. A preuve : la plupart des livres français du xviie siècle proposent encore des recettes de lamproie, de saumon ou d'alouettes « à la sauce douce », de « sarcelles à l'hypocras », etc. Mais déjà certains commentaires significatifs apparaissent, sous la plume même des auteurs qui proposent de telles préparations. Ainsi, l'auteur de L'Art de bien traiter (1674) écrit à propos de levreaux rôtis : « Si quelqu'un aime et demande une saulce douce - ce qui me paroist fort impertinent, et fort ridicule - vous le pourrez satisfaire en faisant bouillir du vin rouge dans un poeslon avec sucre, gerofle, cannelle et réduire le tout en consistance de syrop. »

Les vices des aliments

Cette séparation du salé et du sucré s'est manifestée aussi par l'apparition, dès le xvie siècle, de traités de confiserie distincts des livres de cuisine. C'est beaucoup plus tard, cependant, que les traités de pâtisserie se spécialiseront dans la préparation des gâteaux sucrés : aux xviie et xviiie siècles, ils traitent encore des pâtés de viande et de poisson aussi bien que des tartes et autres gâteaux. De même, jusqu'en plein xixe siècle, les entremets - généralement apportés sur table au troisième service - mêleront les plats salés aux plats sucrés.
Le principe-clé de la cuisine hexagonale n'a d'ailleurs jamais été total au niveau de la pratique, mais il a pourtant durant plus de trois siècles marqué notre système classificatoire. Au xxe siècle, on met toujours un peu de sel dans la pâte à tarte, et éventuellement un morceau de sucre dans les petits pois ou les carottes. Mais au niveau des représentations, un plat doit être « sucré » ou « salé », et nous, Français, sommes désorientés si nous ne pouvons classer ce que nous mangeons d'un côté ou de l'autre. Bien qu'en notre fin du xxe siècle les structures du goût français deviennent moins rigides sur ce point, et nous laissent apprécier nombre de cuisines étrangères qui admettent le sucré-salé - et pis : les viandes et les poissons sucrés -, il y a donc là une caractéristique de longue durée du goût français [...].
Par ailleurs, l'ancienne diététique se souciait des saveurs infiniment plus que celle d'aujourd'hui. Les traités d'hygiène alimentaire, en effet, parlaient constamment de corriger les vices des aliments par l'assaisonnement et les cuissons. Ils en venaient souvent jusqu'à prescrire de véritables recettes de cuisine. Voici, pour preuves, trois courts exemples empruntés au Thrésor de santé (1607) : « En général les pigeons et pigeonneaux ont la chair de qualité chaude et humide, et enflambent le sang. Pour les corriger, les ayant saignez, on les doit faire bouillir avec eau et verjus, ou les mettre en paste avec aigrets ou citrons, principalement pour les cholériques. » (p. 209). Ou page 213 : « Il est aussi bon de larder et farcir les oyes de la sauge, sans la manger. Elle attire avec le feu leur excessive viscosité. On peut aussi y adjoindre du poivre pulvérisé. » Ou encore, page 226, à propos des vielles grives : « On les doit pour correctifs farcir d'espices, et boire en les mangeant du meilleur vin. Mais il faut qu'elles cuisent longuement, leur chair en sera moins dommageable. On les doit manger avec poivre. »
De leur côté, les auteurs de traités culinaires (ou leurs éditeurs) se référaient aux vertus diététiques de l'assaisonnement. L'éditeur du Cuisinier français écrivait en 1651, dans un avis au lecteur : « Ce livre... ne tend qu'à conserver et à maintenir la santé en bon estat et en bonne disposition, enseignant à corrompre les vicieuses qualitez des viandes par les assaisonnements contraires. » Et il remarque « qu'il est bien plus doux de faire une dépense honneste et raisonnable... en ragousts et autres délicatesses de viandes, pour faire subsister la vie et la santé, que d'employer une somme immense en drogues, herbages, médecines et autres remèdes importuns pour la recouvrer. »
Il faut donc se demander ce que les pratiques culinaires - qui fondent le goût alimentaire autant qu'elles l'expriment - doivent aux idées diététiques régnant dans la société considérée. La réponse n'est pas facile à donner car les pratiques subissaient aussi d'autres influences. Autrefois, comme aujourd'hui d'ailleurs, il ne manquait pas de recettes contraires aux principes des médecins. Il arrive aussi que des pratiques et des goûts traditionnels survivent longtemps aux doctrines diététiques qui les ont fondés ; ainsi, l'habitude de manger le melon en début de repas, assaisonné de sel et de poivre, et de ne pas boire d'eau par-dessus, mais un vin puissant et pur. Cette habitude, que l'on peut suivre de la fin du xve siècle à nos jours, est historiquement fondée sur les prescriptions d'une diététique aujourd'hui surannée et caduque, même si ceux qui y restent fidèles n'en ont plus conscience et n'agissent plus ainsi que « par goût ». On pourrait en dire autant de l'habitude nouvelle en France, de manger le melon avec du jambon cru.

L'art de la distinction

Même s'ils ne sont pas explicables seulement en termes de rapports sociaux (on vient de le voir), les goûts entretiennent néanmoins des relations évidentes avec eux. Ainsi l'usage des épices exotiques aux xive et xve siècles était-il clairement une marque de distinction sociale. Dans cette perspective, que signifie donc leur abandon au xviie siècle ? Une mise à l'honneur des pratiques bourgeoises et populaires ? On pourrait le croire puisque, au niveau des choix alimentaires aussi bien que de l'assaisonnement, ce qui paraît avoir été bourgeois au xive siècle est devenu aristocratique au xviie. Mais d'un autre côté, il est clair qu'au xviie siècle, on recherchait plus encore qu'auparavant à se distinguer socialement par ses goûts et ses pratiques alimentaires. Simplement, les critères de distinction ont changé et sont devenus plus complexes : on met désormais en avant non seulement la magnificence du maître de maison, mais son « bon goût » et sa connaissance de la mode. Les transformations du goût des élites sociales, qui se sont accompagnées d'autant de transformations de leur régime alimentaire, ont vraisemblablement eu des répercussions sur leur apparence physique et sur leur santé. Répercussions complexes dont je n'évoquerai qu'un aspect. Au cours du xvie siècle, l'idéal de beauté féminine a changé. Alors que les peintres et les poètes du xive siècle rêvaient de jeunes filles graciles, aux hanches basses et à la poitrine menue, ceux des xvie, xviie, xviiie et xixe siècles ont plutôt vanté des femmes aux chairs « succulentes », aux hanches larges et aux seins plantureux. Il serait étonnant que cela n'ait eu aucun rapport avec le fait qu'à partir du xvie siècle le sucre, le beurre et les sauces grasses ont remplacé, dans le régime des élites sociales, les assaisonnements acides et épicés. Ainsi de l'idée, qui s'est affirmée peu à peu, que les sucreries sont nourritures de femmes plutôt que d'hommes adultes. On peut en effet supposer que, dans cette société aristocratique, l'idéal féminin entretenait des relations étroites avec la corpulence réelle des grandes dames.
Quoi qu'il en soit, il y a certainement une relation directe entre l'évolution du goût alimentaire et l'évolution du goût sexuel. Outre les métaphores alimentaires qui abondent dans l'oeuvre de poètes comme Ronsard lorsqu'ils décrivent leurs maîtresses ou le désir qu'elles leur inspirent, il faut noter quantité de valeurs communes aux deux domaines : à partir du xvie siècle, la douceur, la délicatesse, la succulence, etc., valent aussi bien lorsqu'on parle des femmes que de la nourriture. Autre corrélation à souligner : celle qui existe entre les tendances de la nouvelle cuisine du xviie siècle et les tendances du classicisme littéraire et artistique. Corrélation véritable au niveau des choses ? Ou simple analogie au niveau du langage ? On peut en discuter. Mais on ne peut pas ne pas remarquer que les notions de naturel, d'équilibre, d'excès, de bon goût, etc., sont apparues à peu près en même temps dans le discours sur les lettres et les arts et dans le discours sur la cuisine.
C'est à juste titre que le goût alimentaire est traditionnellement compté comme l'un des cinq « sens de nature », puisque, comme ces derniers, il nous apporte des informations de l'ordre de la sensation et de la perception. Le goût alimentaire est cependant, de façon constante, modelé par la culture : l'étude de ses variations dans le temps et dans l'espace renvoie à toutes sortes d'autres transformations historiques dont on a pu n'en mentionner ici que quelques-unes.

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