السبت، 2 مارس 2013

La blasphémie et l'euphémie


Emile Benveniste

 
Blasphémie et euphémie : nous avançons ces néologismes pour associer dans l'unité de leur manifestation deux concepts qu'on n'a pas l'habitude d'étudier ensemble, et pour les poser comme activités symétriques. Nous voyons dans la blasphémie et l'euphémie les deux forces opposées dont l'action conjointe produit le juron.
Nous considérons ici le juron comme l'expression blasphémique par excellence, entièrement distincte du blasphème comme assertion diffamante à l'égard de la religion ou de la divinité (ainsi le " blasphème " de Jésus se proclamant fils de Dieu, Marc 14, 64). Le juron appartient bien au langage, mais il constitue à lui seul une classe d'expressions typiques dont le linguiste ne sait que faire et qu'en général il renvoie au lexique ou à la phraséologie. De ce fait on ne retient du juron que les aspects pittoresques, anecdotiques, sans s'attacher à la motivation profonde ni aux formes spécifiques de l'expression.
Dans les langues occidentales, le lexique du juron ou, si l'on préfère, le répertoire des locutions blasphémiques, prend son origine et trouve son unité dans une caractéristique singulière : il procède du besoin de violer l'interdiction biblique de prononcer le nom de Dieu. La blasphémie est de bout en bout un procès de parole; elle consiste, dans une certaine manière, à remplacer le nom de Dieu par son outrage.
Il faut prêter attention à la nature de cette interdiction qui porte non sur le " dire quelque chose " qui serait une opinion, mais sur le " prononcer un nom " qui est pure articulation vocale. C'est proprement le tabou linguistique : un certain mot ou nom ne doit pas passer par la bouche. Il est simplement retranché du registre de la langue, effacé de l'usage, il ne doit plus exister. Cependant, c'est là une condition paradoxale du tabou, ce nom doit en même temps continuer d'exister en tant qu'interdit. C'est ainsi, en tant qu'existant-interdit, qu'il faut également poser le nom divin, mais en outre la prohibition s'accompagne des plus sévères sanctions, et elle est reçue chez des peuples qui ignorent la pratique du tabou appliqué au nom des défunts. Cela souligne plus fortement encore le caractère singulier de cet interdit du nom divin.
Pour le comprendre et donc pour mieux voir les ressorts de la blasphémie, on doit se référer à l'analyse que Freud a donnée du tabou. " Le tabou, dit-il, est une prohibition très ancienne, imposée du dehors (par une autorité) et dirigée contre les désirs les plus intenses de l'homme. La tendance à la transgresser persiste dans son inconscient; les hommes qui obéissent au tabou sont ambivalents à l'égard du tabou ". Pareillement, l'interdit du nom de Dieu refrène un des désirs les plus intenses de l'homme : celui de profaner le sacré. Par lui-même le sacré inspire des conduites ambivalentes, on le sait. La tradition religieuse n'a voulu retenir que le sacré divin et exclure le sacré maudit. La blasphémie, à sa manière, veut rétablir cette totalité en profanant le nom même de Dieu. On blasphème le nom de Dieu, car tout ce qu'on possède de Dieu est son nom. Par là seulement on peut l'atteindre, pour l'émouvoir ou pour le blesser : en prononçant son nom.
Hors du culte, la société exige que le nom de Dieu soit invoqué dans une circonstance solennelle, qui est le serment. Car le serment est un sacramentum, un appel au dieu, témoin suprême de vérité, et une dévotion au châtiment divin en cas de mensonge ou de parjure. C'est le plus grave engagement que l'homme puisse contracter et le plus grave manquement qu'il puisse commettre, car le parjure relève non de la justice des hommes, mais de la sanction divine. Aussi le nom du dieu doit figurer dans la formule du serment.
Dans la blasphémie aussi le nom de Dieu doit apparaître, car la blasphémie, comme le serment, prend Dieu à témoin. Le juron est bien un jurement, mais un jurement d'outrage. Ce qui le caractérise en propre tient à un
certain nombre de conditions qu'il nous faut dégager successivement.
La principale consiste dans la forme même de l'expression blasphémique. Nous abordons ici le domaine de
l'expression émotionnelle, si peu exploré encore, qui a ses règles, sa syntaxe, son élocution. La blasphémie se manifeste comme exclamation, elle a la syntaxe des interjections dont elle constitue la variété la plus typique ; elle n'utilise que des formes signifiantes, à la différence des interjections-onomatopées, qui sont des cris (Oh! aïe! hé!. .. ), et elle se manifeste dans des circonstances spécifiques.
Il faut rendre sa pleine force au terme " exclamation " quand on étudie le phénomène linguistique de la blasphémie. Le Dictionnaire Général définit l'exclamation : " cri, paroles brusques qu'on laisse échapper pour exprimer un sentiment vif et soudain ". Le juron est bien une parole qu'on " laisse échapper" sous la pression d'un sentiment brusque et violent, impatience, fureur, déconvenue. Mais cette parole n'est pas communicative, elle est seulement expressive, bien qu'elle ait un sens. La formule prononcée en blasphémie ne se réfère à aucune situation objective en particulier; le même juron est proféré en des circonstances toutes différentes. Il n'exprime que l'intensité d'une réaction à ces circonstances. Il ne se réfère pas non plus au partenaire ni à une tierce personne. Il ne transmet aucun message, il n'ouvre pas de dialogue, il ne suscite pas de réponse, la présence d'un interlocuteur n'est même pas nécessaire. Il ne décrit pas davantage celui qui l'émet. Celui-ci se trahit plutôt qu'il ne se révèle. Le juron lui a échappé, c'est une décharge émotive. Néanmoins cette décharge se réalise en formules fixes, intelligibles et descriptibles.
La forme de base est l'exclamation " nom de Dieu ! ", c'est-à-dire l'expression même de l'interdit, et on la renforce de l'épithète qui va souligner la transgression : " sacré nom de Dieu! ". Adjuration inversée où " Dieu " peut être remplacé par un de ses parèdres " Madone, Vierge ", etc. C'est bien le " Vilain serment " que mentionnent les chroniqueurs du Moyen Age. On accentue l'intention outrageante en accouplant au nom divin une invective, en substituant au " nom " le " corps " ou tel de ses organes, ou sa " mort ", en redoublant l'expression (type : " bon Dieu de bon Dieu ! "), chacune de ces variétés donnant lieu à de nombreuses variantes et permettant des inventions insultantes ou burlesques, mais toujours dans le même modèle syntaxique. Un autre procédé consiste à invoquer nommément l'anti-Dieu, le Diable, par l'exclamation " Diable ! ". Le besoin de transgresser l'interdit, profondément enfoui dans l'inconscient, trouve issue dans une jaculation brutale, arrachée par l'intensité du sentiment, et qui s'accomplit en bafouant le divin.
Mais cette exclamation suscite aussitôt une censure. La blasphémie suscite l'euphémie. On voit maintenant comme les deux mouvements se tiennent. L'euphémie ne refrène pas la blasphémie, elle la corrige dans son expression de parole et elle la désarme en tant que jurement. Elle conserve le cadre locutionnel de la blasphémie, mais elle y introduit trois modes de changement :
1° le remplacement du nom " Dieu" par quelque terme innocent : " nom d'une pipe ! ", " nom d'un petit bonhomme ! " ou "bon sang ! ";
2° la mutilation du vocable " Dieu" par aphérèse de la fmale " par Dieu! " pardi ! " ou la substitution d'une même assonance: " parbleu ! " ;
3° la création d'une forme de non-sens à la place de l'expression blasphémique : " par le sang de Dieu ! " devient " palsambleu ! ", " je renie Dieu ! " devient " jarnibleu ! ".
La blasphémie subsiste donc, mais elle est masquée par l'euphémie qui lui ôte sa réalité phémique, donc son efficacité sémique, en la faisant littéralement dénuée de sens. Ainsi annulée, la blasphémie fait allusion à une profanation langagière sans l'accomplir et remplit sa fonction psychique, mais en la détournant et en la déguisant.
* Archivio di Filosofia (" L'analyse du langage théologique. Le nom de Dieu " Actes du colloque organisé par le Centre international d'Études humanistes et par l'Institut d'Études philosophiques de Rome, Rome, 5-11 janvier 1966), diretto da Enrico Castelli, Rome, 1969. pp. 71-73.
Problèmes de linguistique générale II, Gallimard, 1974.
Emile Benveniste
Revue Diogène, Paris 1952.

 

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