Les origines de la
modernité sont à chercher dans la psyché humaine elle-même. La modernité, en
effet, n’est rien d’autre qu’une mentalité : une certaine tournure mentale, si
l’on veut. Et le mental, c’est l’une des deux composantes de la psyché humaine,
avec la sentimentalité (ou l’émotivité). René Guénon faisait même du mental
l’élément distinctif et spécifique de l’être humain : ce qui caractérise et
définit l’humanité, c’est le mental ! Le mot dérive en effet du sanscrit manas,
lequel a donné le latin mens (et l’anglais mind), mais a aussi
donné l’anglais man et l’allemand mensch : l’homme !
La modernité, en tant que
tournure mentale particulière, se caractérise et se définit quant à elle par le
déséquilibre entre les deux pôles de la psyché humaine : le pôle Yang, mental
(masculin), et le pôle Yin, sentimental (féminin).
Le pôle Yang correspond,
physiologiquement, à l’hémisphère gauche du cerveau, où se constate la mise en
œuvre des facultés mentales : la rationalité, la pensée logique (réflexive ou
discursive), la tendance analytique et séparative, l’aptitude au calcul
mathématique et à l’abstraction, etc. Le pôle féminin, quant à lui, renvoie à
l’hémisphère cérébral droit, siège de facultés davantage marquées par la
sentimentalité : l’intuitivité, la pensée analogique, la tendance synthétique
et intégrative, l’aptitude créative (artistique, poétique), etc. Il faut noter
aussi que l’hémisphère gauche traite les informations de manière séquentielle
(élément après élément), tandis que l’hémisphère droit les traite de manière
simultanée. (La compréhension opérée par intuition est à la fois globale et
fulgurante, tandis que la raison ne permet de compréhension que par
rapprochements successifs ; c’est pour ça qu’une connaissance intuitive ne peut
pas se démontrer ou s’expliquer rationnellement : globale et instantanée, elle
transcende les étapes logiques auxquelles est astreinte la compréhension
rationnelle.)
La bipolarité de la psyché
humaine a été assez peu documentée. La polarisation des hémisphères cérébraux,
notamment, ne semble guère intéresser les neurologues ou les psychiatres, qui
ne l’ont étudiée qu’au travers des lésions (et des conséquences psychologiques)
causées par un traumatisme affectant l’un ou l’autre hémisphère cérébral. Rien
de plus. La bipolarité cérébrale et psychique n’est d’ailleurs officiellement
considérée que comme une simple hypothèse, voire carrément comme une hypothèse
généralement abandonnée. (On se demande pourquoi… !)
Les « deux cerveaux »,
entre défiance et déviance
C’est ce qu’expliquent
Catherine Vidal et Dorothée Benoît-Browaeys dans Cerveau, sexe et pouvoir (Belin,
2005) : « L’idée que les hémisphères ne sont pas équivalents et que chacun a sa
spécialisation est ancienne, mais la « théorie des deux cerveaux » lancée dans
les années 70 par trois neurologues de l’Université Harvard, Geschwind,
Levitsky et Galaburda, l’a largement popularisée. Selon cette approche, chaque
hémisphère cérébral joue un rôle particulier : on parle de « latéralisation »
du cerveau. L’hémisphère gauche est considéré comme le spécialiste du langage
et de la pensée rationnelle. De son côté, l’hémisphère droit est vu comme le
siège de la représentation de l’espace et des émotions. Cette conception s’est
d’abord fondée sur des observations anciennes réalisées chez des patients
porteurs de lésions cérébrales. Paul Broca, notamment, en 1861, avait repéré
dans l’hémisphère gauche une zone systématiquement endommagée chez des sujets
ayant perdu la capacité de parler (aphasie). (Cette zone importante pour le langage
fut d’ailleurs nommée « aire de Broca »). D’autres corrélations ont suivi,
permettant de relier région lésée et perte de fonction. Une lésion survenant
dans l’hémisphère droit induit généralement une altération des capacités à
percevoir les formes et à s’orienter. De proche en proche, une cartographie du
cerveau a pu être établie, avec des aires nécessaires à la vision, l’audition,
la motricité, le langage, etc. »
C. Vidal et D.
Benoît-Browaeys tombent ensuite dans une prudence qui frise le scepticisme et
la pusillanimité. « Malgré des bases expérimentales manifestement peu étayées,
expliquent-elles, la théorie des deux cerveaux a séduit beaucoup de monde car
elle est simple et cristallise une représentation bipolaire du monde. On ne
s’étonnera pas que cette théorie soit devenue le creuset de toutes sortes de
spéculations plus ou moins mystiques. Dans les années 70, à l’heure où le
mouvement hippie recherchait des méthodes d’épanouissement, de nouveaux gourous
ont exploité le filon symbolique des deux cerveaux, présentés comme le yin et
le yang. À gauche le langage, la raison, l’esprit d’entreprise et tout ce qui
représente les valeurs de l’Occident. À droite, la perception de l’espace,
l’affectivité, la contemplation et les valeurs de l’Orient et de l’Asie. Nombre
d’ouvrages et de stages « d’initiation » proposaient des méthodes pour « penser
équilibré ». Et le filon n’est toujours pas épuisé ! Ces arguments sont
toujours utilisés dans une certaine presse grand public. »
Certes, personne n’ignore
les abus et les excès dont le mouvement New Age (désigné ici à travers le «
mouvement hippie » et ses « gourous ») s’est fait le spécialiste, avec ses
récupérations et ses extrapolations de tout acabit — généralement à des fins
bassement égotiques et commerciales. Il est toujours utile, à cet égard, de
rappeler les exactions commises par de nombreux individus New Age, qui
s’autoproclament sans rire « thérapeutes », « chamanes » ou « guides spirituels
», dans leurs tentatives de vous fourguer l’« Éveil » ou la « Libération » dans
des stages de six jours à 250 € la journée, exploitant ainsi la naïveté ou les
besoins existentiels de leurs contemporains déboussolés par cette fin de cycle
et la perte de repères qui la caractérise.
Il n’en reste pas moins que
la latéralisation cérébrale ouvre d’utiles perspectives. Au surplus, ce n’est
pas parce que certains chefaillons New Age se sont emparés de cette théorie
pour faire joujou avec et se donner de l’importance grâce à elle, qu’elle est
fausse ou erronée par principe. (« Ce n’est pas le vin qui enivre l’homme,
c’est lui qui se soûle », dit un proverbe chinois.)
La pertinence de cette
théorie se trouve d’ailleurs illustrée en ceci qu’elle a été adoptée, et
employée avec succès, par de multiples agences de conseil et de management
d’entreprise (secteur florissant s’il en est). C’est d’ailleurs là un amusant «
signe des temps » : qu’une théorie se soit faite approprier à la fois par le
New Age (alternatifs et baba-cool de tous poils) et par la pointe avancée du
libéralisme économique ! Voici seulement, à titre d’exemple, comment l’une de
ces agences, Peerformind, présente la situation : « Par un développement
extrême de son intelligence « cerveau gauche », dite rationnelle, l’Occident a
emmené l’homme certes à maitriser comme jamais techniques et sciences, mais
également à le couper de ses racines, de son corps et de la nature. C’est toute
une harmonie et les performances qui en découlent qui s’en trouvent ainsi
bridées. Dans l’Orient traditionnel, l’homme trouve et suit sa voie par
l’écoute de son hémisphère cérébral droit, dit intuitif et global, et par la
sagesse dictée par son corps. » C’est là, me semble-t-il, un bon résumé de ce
que peut impliquer cette théorie. Je serais curieux de savoir ce qu’en pensent
mesdames Vidal et Benoît-Browaeys !
Quoi qu’il en soit,
d’autres auteurs se sont penchés sur cette question, de manière moins timorée,
en tirant des implications fort stimulantes. En voici quelques exemples.
À tout seigneur, tout
honneur — et tant qu’à faire, honneur aux dames ! En effet, puisqu’il s’agit,
en rééquilibrant la psyché humaine, de rétablir le pôle Yin (hémisphère droit,
féminin) dans ses droits, commençons par Annick de Souzenelle, grande artisane
et promotrice de ce « retour du féminin » qui caractérise la postmodernité.
Culture et civilisation :
la mélodie et le rythme
Dans Le Féminin de
l’être (Albin Michel, 1997), A. de Souzenelle consacre un chapitre à «
Cerveau droit et cerveau gauche. La droite féminine ». Elle cite notamment le
Pr Lucien Israël, auteur de Cerveau droit, cerveau gauche. Cultures et
civilisations (Plon, 1995). Selon lui, « Il y a bien une asymétrie de
fonction entre les hémisphères cérébraux. Le côté gauche tient sous sa
dépendance le langage, l’analyse, la mémoire verbale, les aspects numériques du
calcul, la dissection logique des problèmes. Le côté droit perçoit et comprend
les émotions, les relations visuelles, spatiales, il traite les informations de
façon globale, synthétique et a une connaissance plus intuitive qu’analytique ;
il est aussi sensible plus que le gauche à la musique ». À propos de musique,
Lucien Israël précise aussi que « le rythme et la mesure sont perçus par le
cerveau gauche, la mélodie, le timbre, le ton, par le cerveau droit ».
Enfin, dans un pertinent
prolongement, L. Israël propose de considérer que « la culture se loge plutôt
dans le cerveau droit, celui de la perception globale intuitive, de
l’imaginaire, des comportements émotifs sans contenu nécessairement
verbalisable, tandis que la civilisation, cette entreprise de conquête du monde
extérieur et en partie aussi de nous-mêmes, relèverait davantage de la
puissance d’analyse, de la rigueur, de la méthode, de l’hémisphère gauche.
Cerveau droit : unité avec le monde et son mystère. Cerveau gauche : prise de
possession du monde visible en même temps que découverte des lois qui le
régissent ». Voilà bien résumée, de ce point de vue, la façon dont la modernité
s’est manifestée : par la prédominance du cerveau gauche (Yang et masculin) au
détriment du cerveau droit (Yin et féminin), à travers le phénomène de la civilisation
(rationalité, contrôle, conquête et possessivité) par opposition à la culture
(qui exprime une approche intuitive, intégrative, synthétique et holiste du
monde et de la vie).
La modernité commence avec
l’Histoire
La mentalité moderne,
caractérisée par ce déséquilibre (prédominance du Yang sur le Yin), se
manifesterait donc dès l’apparition de la civilisation — ou de la société,
par opposition à la communauté —, dans les plaines de l’ancienne
Mésopotamie, là où Sumer et Babylone ont émergé, soit bien avant l’Antiquité
classique. C’est donc aux origines mêmes de la civilisation et de la société
humaines qu’il faut faire remonter la modernité : la mentalité moderne se
déploie dès l’époque — aussi reculée que l’Histoire elle-même (puisque c’est
aussi le moment de l’apparition de l’écriture) — où la société remplace les
communautés, où la sédentarité remplace le nomadisme, où l’agriculture (et la
métallurgie) remplace le pastoralisme (et où l’écriture remplace l’oralité). On
pourrait peut-être même remonter plus loin encore, soit aux origines mêmes de
l’humanité sur Terre, si l’on considère, avec René Guénon, que « La distinction
des peuples nomades (pasteurs) et sédentaires (agriculteurs) […] remonte aux
origines mêmes de l’humanité terrestre » (c’est-à-dire au moment de « la Chute
» et de la perte de l’état édénique du Paradis originel). Mais c’est là un
autre sujet.
Masculin hypertrophié,
féminin atrophié
Fritjof Capra, dans Le
Tao de la physique (Sand, 1985, édition originale : 1974), a écrit ceci : «
Une des principales bipolarités dans la vie est celle qui existe entre les
aspects masculin et féminin de la nature humaine. Comme dans l’opposition du
bien et du mal, ou de la vie et de la mort, nous avons tendance à nous sentir
mal à l’aise vis-à-vis de la bipolarité masculin/féminin en nous-mêmes, et par
conséquent faisons ressortir l’un ou l’autre aspect. La société occidentale
favorise traditionnellement le côté masculin plutôt que le féminin. Au lieu de
reconnaître que la personnalité de chaque homme et de chaque femme est le
résultat d’une synergie des éléments féminins et masculins, elle a instauré un
ordre statique », au sein duquel « elle a donné aux hommes les premiers rôles
et la plupart des privilèges sociaux ». Et il ajoutait : « Cette attitude a
mené à une valorisation excessive de tous les aspects yang — ou masculins — de
la nature humaine : activité, pensée rationnelle, compétition, agressivité,
etc. Les modes de conscience yin — ou féminins — qui peuvent être décrits par
des mots tels qu’intuitif, religieux, mystique, occulte ou psychique ont
constamment été réprimés dans notre société à orientation masculine. »
Réprimés, et même démonisés : en effet, comme l’a noté Lucien Israël, « ce qui
est passé en dehors du centre du langage et qui n’est pas verbalisé, analysé,
expliqué, est fou ». L’émotivité, l’intuitivité, la créativité, en tant
qu’elles échappent à l’analyse et au traitement rationnel, et qu’elles court-circuitent
la froide rationalité du cerveau gauche, sont dès lors jugées folles, absurdes
et dangereuses par ce dernier. (Aspect majeur de la répression du féminin et de
la polarité Yin, perpétrée par la mentalité moderne pendant des siècles…)
Le résultat est bien connu.
Comme l’a bien résumé Françoise Gange (dans Avant les Dieux, la Mère
universelle, Alphée, 2006), « Le monde contemporain meurt d’ »hypervirilité
», au sens que le patriarcat a imposé de la virilité : mentalité conquérante,
étayée par un appétit de pouvoirs et de richesses matérielles, qui implique
hiérarchie et contrôle, nécessaires pour asseoir la domination ; prédominance
du mode rationnel de pensée qui découpe, sépare, là encore en vue d’une
hiérarchisation des idées ; mode d’évaluation quantitatif du monde, des autres
et de soi-même. » À cette « hyper-virilité », ajoutait Françoise Gange,
correspond logiquement une « hypo-féminité » — un déficit de la polarité Yin et
féminine de la psyché humaine. Hypertrophie du Yang, atrophie du Yin : voilà ce
qu’a été la mentalité moderne. La modernité se caractérise et se définit par ce
déséquilibre psychique, ce qui explique au final l’état du monde tel qu’il est
actuellement.
Devant ce constat, Annick
de Souzenelle a répondu ceci : « Les temps sont venus d’un mariage entre nos
deux cerveaux, d’un mariage entre le masculin et le féminin respectivement
prépondérant, dans l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit… » C’est maintenant — et c’est la postmodernité.
http://alexandrerouge.wordpress.com/2012/03/24/yin-yang-cerveau-droit-et-cerveau-gauche-la-mentalite-moderne/
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