La pensée
chinoise traditionnelle, c'est-à-dire celle qui a pris naissance il y a plus
de deux mille cinq cents ans et qui s'est organisée au fil des siècles autour
des "pères" du système taoïstes (Laozi (Lao Tseu), Zhuangzi [prononcer
Tchouang-tseu ], "Maître Zhuang", Liezi[Lie-Tseu]) mais également autour
de la philosophie confucéenne et néo-confucéenne (Kongzi, (Confucius), Mengzi
(Mencius), Ge Hong [prononcer Ko Hong] (283-343), Zhang Zai [prononcer Tchang
Tsai] (1020-1077), Wang Yangming, Zhu Xi (1130-1200), Wang Fuzhi [prononcer Wang
Fou-Tche] (1619-1692), est subtile et dérangeante.
Subtile parce qu'elle perpétue une attitude
des chinois à comprendre la réalité naturelle sans vouloir systèmatiquement la
réduire à l'aune de la raison raisonnante.
Dérangeante parce que le philosophe occidental
a bien du mal à ne pas reconnaître dans les approches de la vie individuelle et
sociale de la pensée chinoise, une authentique philosophie, même si elle ne
s'exprime pas toujours selon les modes habituels des académies issues de la
Grèce antique. L’application de la catégorie occidentale de "philosophie"
remonte sans doute à l’enseignement de Nakamura Masano (1832-1891), professeur à
l’université de Tôkyô. Mais ce qui frappe dans ce que Anne Cheng nomme la
"pensée chinoise", ("Histoire de la pensée chinoise", Seuil, 1997) c’est
l’orientation de celle-ci vers une cosmologie et une absence de théologie,
beaucoup plus évidente dans l’histoire de la philosophie
occidentale.
Confucius ne parlait pas de prodiges ou de
manifestations paranormales. Le sage, l’homme de bien, met en garde contre ce
type de manifestation et se refuse à troubler autrui avec de tels sujets. Le
raisonnement remet les choses en place et replace le surnaturel dans l’ordre de
la nature. Léon Vandermeersch ("Une tradition réfractaire à la théologie : la
tradition confucianiste", Extrême Orient- Extrême Occident, n°6, 1985,
9-21, Université Paris 8) soutient que le surnaturel sauvage (celui des
"esprits", des "fantômes") fut converti en surnaturel élaboré par les sages. Le
surnaturel converti est transformé en qi (matière-énergie cosmique), en
yin et yang, en wunxing (cinq éléments), c’est-à-dire en
forces agissant au plus profond de la nature, difficilement imaginables mais
saisissables par la réflexion appliquée à la raison des choses. Dans le
surnaturel converti, la dimension de transcendance devient une dimension de
profondeur dans l’immanence. Mais les Chinois diraient plutôt de "hauteur"
jusqu’aux niveaux les plus essentiels du déploiement cosmique de ce qui est. Le
sage tient un discours cosmologique, non religieux, et n’élabore pas le concept
de transcendance, comme celui de divin. Le terme chinois de shenxue
(théologie) renvoie à shen qui s’applique aussi bien aux âmes des êtres humains
qu’à toutes sortes de déités. Il s’agit plutôt d’une individuation du
surnaturel, du cosmologique, au niveau des "dix mille êtres", c’est-à-dire du
manifesté.
Pas plus que de théologie, la pensée chinoise
ne connaît de pensée métaphysique. Il n’y a rien au-delà du monde physique,
comme chez Aristote. Mais il y a quelque chose de "plus haut que" ou d’
"antérieur à" toute particularisation phénoménale. La réalité existe sous la
forme d’une sorte de continuum, qui échappe à toute appréhension par les sens,
et qui pénètre les "dix mille êtres".
Doté de plusieurs degrés, ce continuum
développe celui du yin et du yang, dont la dynamique interne anime
les cinq phases du wuxing, ; puis celui du de (puissance
cosmique), dont la dynamique commande celle du yin et du yang ; puis celui du
dao (voie cosmique), source elle-même de la dynamique du de. Comme
el remarque L. Vandermeersch, "il ne s’agit pas d’un au-delà du monde physique,
mais d’un approfondissement de la nature de la réalité physique elle-même."
(p.13). Pour cet auteur, si la Chine n’a pas connu de théologie, c’est sans
doute parce qu’elle n’a pas connu l’institution de la prêtrise. A partir du
culte des ancêtres, chez les Chinois, la fonction de prêtre a été assumée par
une sorte de "président de cérémonie" (zhuren) qui n’était pas un
"spécialiste" religieux mais un simple membre de la communauté requis en
fonction de son rang de naissance et assisté par quelques personnes connaissant
un peu plus l’ordre du rituel. Ainsi les Chinois ne sont pas des théologiens
mais des ritualistes.
La dimension proprement magico-religieuse,
toujours omniprésente chez tous les peuples du monde, est prise en charge par
l’instance de la divination depuis les fonds des âges en Chine. Dès le départ,
c’est à travers la lecture de la carapace de tortue que le devin va lire les
événements futurs. Mais il s’agit toujours d"une divination insérée dans une
représentation cosmologique du monde. La tortue reste le parfait modèle du
cosmos en réduction. Sa carapace est ronde comme le ciel et son plastron ventral
plat comme la terre. Sa longévité immense comme la suite des
temps.
Les jésuites essairont bien, au XVIe siècle,
de réduire le "Ciel" chinois au Dieu chrétien. Mais la nature des deux
représentations est totalement différente. Chez les fils de Han, il y a
homogénéité de la réalité cosmique du ciel à l’homme. Un continuum radical de
l’univers qui éclate, au niveau du sensible, par la manifestation des "dix mille
êtres". Dans le christianisme, il y a toujours "deux" : Dieu et sa créature,
fût-elle à l’image du dieu créateur. En Chine, la psychologie humaine est
cosmologisée. Dans le christianisme, nous assistons à un anthropomorphisme
divin.
Les conséquences culturelles sont
importantes.
- D’abord la Chine traditionnelle ne produit
pas de guerres de religion, comme celles qui ont bouleversées les pays sous
l’égide de religions monothéistes (Christianisme, Islam, Judaïsme). Les
confucianistes n’engagent pas de débats avec les jésuites sur l’existence de
dieu. Les Chinois se préoccupent essentiellement des rites.
- Mais les rites ne sont reconnus comme
valables que s’ils sont intériorisés et dans la mesure où ils relient tous les
membres du corps social. Ils ne s’agit pas simplement d’un decorum mais d’une
activité très existentielle et sincère, sans discours théologique.
- La pensée scientifique chinoise est
influencée par cette cosmologisation du monde. Loin d’être un enchaînement
linaire de causes et d’effets, le monde dans son évolution est perçu comme une
série de passages.
Marcel Granet écrit, à ce propos : "Au lieu de
constater des successions de phénomènes, les Chinois enregistrent des
alternances d’aspects. Si deux aspects leur apparaissent liés, ce n’est pas à la
façon d’une cause et d’un effet : ils leur semblent appariés comme le
sont l’endroit et l’envers..." ("La pensée chinoise", 1934, p.
329-330).
La seule école de la pensée chinoise qui se
soit rapprochée d’une tendance théologique, celle des moïstes (de Mozi) pour
consacrer une raison causale, n’a pas survécue.
Le taoïsme populaire a récupéré la tendance
magico-religieuse des Chinois. Les pratiques taoïstes, au fil des temps, ont
intégré le surnaturel au sein d’innombrables sectes. Une partie de la dimension
théologico-métaphysique sera, malgré tout, réinsérée dans le taoïsme
philosophique influencé par le bouddhisme. Le bouddhisme chinois, le tch’an,
concoctera cette approche et passera, par la suite, en Corée et au Japon pour
donner le bouddhisme zen.
Approfondissons l’analyse de la pensée
chinoise à partir du confucianisme et principalement d’un disciple exemplaire :
Mencius, tel que François Jullien a pu nous en donner une développement
intéressant à partir d’un double éclairage kantien et rousseauiste ((Essai :
"fonder" la morale, ou comment légitimer la transcendance de la moralité sans le
support du dogme oou de la foi (au travers du Mencius, Extrême
Orient-Extrême Occident, N°6, Une civilisation sans théologie ?, 1985;
Université Paris 8, 23-81, repris et développé ensuite dans son livre Fonder
la morale. Dialogue de Mencius avec la philosophie des Lumières, Paris,
Grasset, 1995, 220 p.).
Quelle forme de conscience morale est à
l’origine du confucianisme ? Il faut se rappeler que la tradition chinoise n’a
pas connu de "révélation". Toute transcendance chez elle passe par une
conscience morale. On parlerait aujourd’hui de "spiritualité
laïque".
Après être sortie d’une première époque (IIe
millénaire AJC) des Shang, encore largement liée aux pratiques sacrificielles et
divinatoires, sous les Zhou (Ie millénaire AJC) s’engage un processus de
moralisation de l’Histoire. Désormais, le Prince qui succombe et voit advenir
une autre dynastie, est coupable de n’avoir pas respecté le "mandat du Ciel" (
tianming)qui fut donné aux ancètres, par exemple au roi Wen, pour faire
régner le bon ordre sur tout l’empire.. La "sollicitude" du souverain est
impérative, avec ces deux aspects d’inquiétude et de vigilance par rapport à un
"mandat" devant accomplir un ordre cosmologique jusque dans les affaires
humaines. Pour François Jullien, "Le confucianisme est né d’une moralisation de
l’Histoire conçue dans la perspective du pouvoir souverain (la "Voie royale",
Wangdao)" (Jullien, 1985 : 29).
Il s’agit d’une conscience soucieuse
qui n’a rien à voir avec la profondeur abyssale du néant, la notion de faute, de
salut, reposant sur l’infinité de Dieu dans la pensée chrétienne. Ni même sur la
conscience de la souffrance née de l’intuition de l’inanité du monde en proie à
l’illusion comme dans le bouddhisme. La conscience chinoise est confiante, sans
soupçon à l’égard du réel, sans dévalorisation de l’existence et de la
civilisation.
Mencius se représente cette conscience
soucieuse à l’égard de l’oeuvre civilisatrice. Le souci comme sollicitude morale
et inquiétude, ne conduit pas à la détresse. Elle s’oriente immédiatement vers
le monde et vers l’action, dans un constant dépassement de soi.
La représenttion d’un dieu personnel est
évacuée au profit d’une conception onto-cosmologique et morale. Le mandat du
Ciel est une fonction et non une catégorie de l’être, un principe de régulation
et de transformation, un procès du Monde. Ce vaste processus,
cosmologique, ce procès sans naissance ni fin, est source d’une créativité
permanente, inépuisable et insondable, activée par l’infinité des existences :
les "dix mille êtres". L’homme est un témoin qui participe à la grande marche du
monde. La Nature, comme cours naturel de ce procès, inscrit le transcendant dans
l’intramondain. La nature humaine (xing) promeut en soi la relation
onto-cosmologique dont elle provient. Le Dao, comme source et principe de
créativité, se manifeste par le couple d’énergie du Yin et du Yang. L’homme
prolonge natuellement dans son attitude et son comportement ce procès du
monde. Dès lors naît le Bien, dont le Mal n’est que l’ignorance du
procès. L’homme de bien va de pair avec l’harmonie du Ciel et de la
Terre. Il est doté d’une intuition radicale, d’une vertu, conçue comme une
capacité positive onto-cosmo-morale, qui lui permet à chaque fois et à chaque
instant d’agit selon "le juste milieu" (ni excès, ni défaut), une "médialité"
(zhong). Son authenticité fondatrice (cheng). le fait
revenir à soi dans une sorte d’évaluation permanente et spontanée de
l’adéquation entre ces actes et le procès du monde. Ce faisant, l’homme de bien,
le sage, comme "assistant" du Ciel et de la Terre, accomplit l’humanité au coeur
de la créativité cosmique.
Le Bien est l’accomplissement créateur
onto-cosmique qui suscite, sans cesse, la spontanéité de la conscience morale.
Mencius propose un exemple-type : celui d’un enfant qui tombe, par mégarde, dans
un puits. Immédiatement et sans réfléchir, nous nous précipitons pour le sauver.
Nous ne sommes pas agi, alors, par une représentation de ce qu’il faut faire,
d’un point de vue d’une morale codifiée. L’acte juste vient de nous-mêmes,
spontanément, comme effet du mouvement du procès dont nous sommes un
élément relié.
Pour Mencius, il y a chez l’être humain, une
sensibilité à l’insupportable qui suscite immédiatement une réaction d’intérêt
et de compassion. Cette vertu essentielle, vertu d’humanité : le ren
(prononcer jen), qualifie le sage par excellence. Le ren ne saurait
rencontrer d’opposition véritable au travers de tout l’humain par la connivence
intime, l’adhésion spontanée, l’assentiment immédiat de tout ce qui en autrui
est aussi humain. L’homme de bien, qualifié par le ren, dissout tout
conflit et toute contradiction. La morale chez Mencius ne consiste pas à énoncer
un tableau des qualités morales qu’il faudrait avoir mais à faire vivre et
exprimer les qualités potentielles qui nous habitent du fait de notre dimension
onto-cosmologique. C’est parce que nous y sommes sensibles que nous ne pouvons
pas commettre des actes contraires qui engendreraient l’insupportable et qui se
traduiraient, immédiatement, par un sentiment de honte et un sens du
mal.
Pour Mencius, à partir de la compassion,
l’homme reconnaît son sens de l’humain (ren). Sa réaction de honte
l’éclaire sur le sens du mal. Céder à autrui (parents, aînés ou supérieurs)
traduit le respect d’une hiérarchie qui a valeur de régulation universelle.
Distinguer entre positif et négatif, discerner, constitue son sens des
valeurs.
Pour Mencius, il y a innéité de la morale en
l’homme en tant que virtualité. L’homme doit prendre conscience. Il n’a rien à
transformer ou à acquérir. Cette prise de conscience n’a rien d’une illumination
(satori), au sens bouddhique du terme ou d’une extase chrétienne. Elle serait,
me semble-t-il, plus près de l’éclairement d’une vision pénétrante, attentive,
au sens vécu par le philosophe contemporain Krishnamurti. François Jullien le
remarque: "Le sentiment moral chez Mencius est d’abord intuition
onto-cosmologique : il est la manifestation immédiate et sensible, au niveau de
l’affectivité, de notre lien - d’appartenance - à l’égard du Monde ( et à
travers ce "sentiment", c’est mon enracinement ontologique qui "réagit" en moi)"
(Jullien, 1985 : 41).
Cette conscience onto-cosmologique entraîne,
ipso facto, une intuition de solidarité radicale entre toutes les existences. La
prise de conscience de cette solidarité peut surgir soudainement et nous
conduire à changer ce qui était prévu dans l’ordre apparent du monde. Ainsi du
Prince qui voyant passer un boeuf conduit au sacrifice avec un air effaré,
décide de le relâcher et de le remplacer par un mouton. Il a été touché,
affecté, par un lien fondamental entre les existences. Cet insupportable lui
fait faire ce geste de substitution. Le sensible n’est pas une dimension de
l’imagination mais plutôt d’une réalité qui éclate dans la conscience comme
intuition de la solidarité, nous parlerions aujourd’hui de "reliance" avec
Marcel Bolle de Bal. Pour Mencius, comme pour Krishnamurti, "toutes les réalités
du monde existent complètement en moi". Toute individualité fait corps
originellement avec l’ensemble du Monde et vibre avec autrui, même si,pour
Mencius et contrairement à ses adversaires de l’époque, les Mohistes, il peut y
avoir des degrés progressifs de déploiement dans l’affectivité et la
solidarité.
Le politique, sous cet angle, est une simple
conséquence de la morale. C’est aussi sa limite car la "voie du sage" est
toujours personnelle et s’inscrit difficilement dans les
institutions.
Contrairement à Rousseau ou à Kant, le
problème moral n’est pas conçu chez Mencius sous l’égide de la catégorie de la
volonté mais sous celle de l’agir. La morale est agissante ou n’est pas. Elle
est effective par la pratique qu’elle engendre et ne s’embarrasse pas de mots.
L’enfant tombe dans le puits, l’homme saute et le sauve. Toute morale
confucianiste est actualisée sans relever de la catégorie de la liberté mais de
la nécessité onto-cosmologique. Le Mal, c’est l’oubli de cette nécessité. Satan
n’a aucune consistance dans cette représentation. Satan ne vit que par
l’imaginaire. L’univers de Mencius est du domaine du réel comme procès
permanent. Dès lors "la base matérielle" comme le pense Marx n’est pas
négligeable et le prince qui se veut "sage" doit en tenir compte pour satisfaire
ses sujets. Il faut un minimum de sécurité pour accomplir en soi le "ren", la
vertu d’humanité.
Chez Mencius, l’expérience axiologique d’une
transcendance ne conduit pas à un dualisme métaphysique. L’homme (esprit) n’est
pas opposé à l’animal (instinct). Tout est question d’actualisation, simplement.
Il y a du sage potentiel chez tout homme, fût-il le plus barbare. Il suffit
d’agir dans le sens de la sagesse comme ordre onto-cosmologique qui constitue
les valeurs transcendantes. L’homme, dès lors, est totalement responsable de ses
actes et relativise les valeurs "sociales" ou l’impérialisme du désir égoïste en
fonction de l’exigence des valeurs transcendantes. L’être mencéen est Un et non
double. Toutes nos fonctions humaines, sens et conscience, nous sont conférées
par le Ciel. Il n’y a ni âme, ni Dieu, ni paradis. Aucune récompense à attendre
dans un au-delà quelconque. Le bonheur, comme accomplissement de la sagesse, est
à accomplir ici-bas.
Mais la thèse de Mencius, comme le signale F.
Jullien, ne saurait être poussée jusqu’au bout. Mencius est contraint, au bout
du compte, à opérer un "repli stoïcien" : la référence au Ciel comme
détermination transcendante. Il lui suffit d’avoir conscience de la vertu pour
vivre le bonheur. Une joie intemporelle et au-delà de toute mondanité naît de
cette prise de conscience. Le sage jouit du seul sentiment de sa moralité,
au-delà de l’efficience même de son enseignement auprès du prince. Il atteint
l’insouciance et une tranquillité indifférente, une ataraxie. Mais la référence
au "Ciel" n’a rien à voir avec le "Ciel" justicier et rétributeur des religions
du Livre. Il est, au sens stoïcien, "ce qui ne dépend pas de moi", le destin
(ming). Notre nature profonde demeure un "mandat-destin émanant du Ciel"
dont nous restons responsables et que nous ne devons pas mettre en péril outre
mesure. Pour Mencius, ni révélation religieuse, ni postulats métaphysiques, la
simple pratique morale conduit à l’appréhension directe de la transcendance.
Celui qui vit avec "un coeur d’enfant" la vertu d’humanité, le ren, ne connaît
pas la "Faute" ou la "Chute", seulement l’oubli possible de la bonté originelle
de l’homme. A l’inverse il vit dans une solidarité constante avec le reste du
monde. La conscience morale, dit Mencius, est comme un sentier : si celui-ci est
couramment emprunté, son tracé devient manifeste. Mais si, au contraire, on le
délaisse, les herbes peu à peu l’envahissent et il disparaît sous elles. En
recouvrant sa bonté originelle par une pratique de la conscience morale, l’homme
mencéen appréhende la transcendance qui en est le fondement. Il ne s’agit pas de
"croire" en un quelconque dieu ineffable ou de nommer par des louanges, par un
logos sacramentel, un dieu omniprésent. Mais de prendre conscience de son
enracinement onto-cosmologico-moral en rapport avec l’intuition d’une vocation
morale de l’homme ouverte sur la transcendance et source d’une joie suprême
épanouissant l’énergie vitale, le qi, de chacun. C’est le plein mouvement
intérieur de la sensibilité mencéenne. Sous cet angle, le "grand homme "
s’inscrit à l’échelle du monde et dans l’absolu.
Aujourd'hui la pensée chinoise traditionnelle
est redécouverte et fait l'objet de comparaisons éclairantes sur nos manques au
coeur même de notre tradition philosophique. Inversement, notre philosophie
interroge les vides réflexifs qui habitent nécessairement la pensée chinoise,
comme toute pensée digne de ce nom (voir Léon Vandermeersch, autour de la pensée
chinoise, Universalia, 1999, 336-337). Il est temps, en Sciences de
l'éducation, de revenir sur les images toutes faites qui ont été fabriquées sur
la Chine depuis des siècles, dans la foulée de l'impéralisme mercantile
occidental des XVIIIe et XIXe siècles.
L’Approche
Transversale
L'Approche Transversale que je défends se veut
à la fois dans la sphère d'une certaine scientificité et ailleurs, du côté de la
philosophie liée à l’existence incarnée et des expériences spirituelles. Elle
emprunte ainsi à la pensée chinoise dans une perspective de métissage culturel
Orient-Occident, en insistant sur la notion de processus et de changement
permanent du cours des choses et de la vie. Elle demande au clinicien, à
l'animateur de groupe, au chercheur, à l’enseignant, une certaine créativité
culturelle qui déborde très largement la simple compétence technique et
scientifique.
Ce qui traverse et structure la vie collective
et individuelle (transversalité) est un magma de références et d'appartenances
passées et actuelles à des éléments biologiques, culturels, politiques,
économiques, affectifs, fantasmatiques et imaginaires, que chaque "sujet
existentiel" porte en soi et fait vivre, d'une manière plus ou moins consciente,
dans ses diverses interactions. La tâche du chercheur-formateur est de repérer
et de dynamiser positivement les éléments venus de cette transversalité du
"sujet existentiel". Au chercheur d'être un "bon boulanger" et de savoir "mettre
les mains dans le pétrin !"
Ni une analyse, ni une
synthèse.
L'Approche Transversale nécessairement
impliquée, n'est ni une analyse, ni une synthèse d'une structure de groupe mais
une démarche réflexive et une action interrelationnelle qui, à partir de
l'existentialité même du groupe, tente d'aider ses membres à "changer la vie"
(leur vie) par un processus permanent d'extériorisation, de création et
d'élucidation.
L'Approche suppose que le chercheur et le
groupe avancent selon leur rythme vers un objectif : réaliser les meilleures
conditions d'épanouissement du potentiel humain en situation, compte tenu des
contraintes inéluctables, du "principe de réalité", d’une manière de situer les
événements et les faits dans une totalité en mouvement. Il met en jeu une
logique poétique de l'action qui pourrait se résumer dans cet aphorisme du poète
argentin Antonio Porchia, dans Voix :
Je t'aiderai à venir si tu
viens
et à ne pas venir si tu ne viens
pas.
Elle réalise une métadisciplinarité liée à la
multiréférentialité indispensable à la compréhension de la vie complexe par le
repérage actif de :
-l'éphémère
: le non-durable, l'instantané, ce qui vient nier la durée, la
continuité.
- l'instable
: tout ce qui bouge, se déplace, change de forme, parcourt, se
déstructure.
- le
convergent: tout ce qui tend vers une focalisation objectivable, sans
nécessairement supposer la fusion harmonieuse et l'indifférenciation, à partir
d'une multiplicité d'éléments hétérogènes.
- la complémentarité
dialectique : tout ce qui semble entrer
dans une double polarité contradictoire et complémentaire en permettant, par ce
fait même, le dynamisme des éléments.
- l'émergent: tout ce qui surgit et bouscule,
soudainement, la structure apparemment la plus stable en faisant apparaître une
nouvelle structure d'un autre autre.
- la singularité : tout élément qui, dans la multiplicité,
la collectivité, est irréductible au processus de massification et qui connaît
son propre dynamisme et sa propre histoire en provoquant, par ce fait même, un
dérangement événementiel tout à fait spécifique pour le meilleur et pour le
pire.
- le spiralé
: tout ce qui devient en intégrant les éléments de l'histoire passée, sans
jamais être totalement identique à ce qui a été.
- l'analogique : tout ce qui renvoie à des symboles,
eux-mêmes échos d'une autre chose, présent/absent dans le symbole
lui-même.
- l'incertain : tout ce qui n'est pas du domaine de
l'établi, de l'assuré, du repérable immédiat, du notable.
- l'imprévisible : tout ce qui vient nier le
programmatique, l'ordre fléché, et qui surprend par son pouvoir de rupture, de
transgression, de mise en question.
- le
relatif: qui replace les éléments dans leur mouvement incessant, leur
changement, leur absence d'absolu, leur impossible enfermement dans un ordre
immuable et intemporel.
- le
complexe : qui signale l'enchevêtrement incontournable des éléments,
leur interdépendance, leurs interconnexions et interactions, leur
bio-éco-auto-organisation et leurs rétro-actions, leur caractère d'appartenance
à une totalité dynamique.
- l'inépuisable: qui affirme l'impossibilité de draguer,
en dernier lieu, le fond du réel, de ce qui est, pour lui donner du
sens.
- l'errance
: qui condamne toute approche à ne jamais savoir vraiment ce que l'on
doit faire et où aller pour agir, devenir, finir, en se fondant sur l'expérience
du passé.
Une parole scientifique
?
Vue sous un certain angle, l'Approche
Transversale relève bien des sciences humaines "cliniques" et de la
phénoménologie (Sur l’approche clinique : Alain Coulon La sociologie clinique
de l’éducation, Université Paris 8, Document du D.E.A., 1990 ; Jacques
Ardoino, La démarche clinique dans la recherche en éducation, Caen,
Documents du C.E.R.S.E., N°21, mai 1987, et “de la clinique”, document du
D.E.A., 1989 ; Ruth Kohn, la démarche clinique, Université Paris 8, DEA
sciences de l’éducation, 4 octobre 1990 (14 pages), Claude Revault d’Allonnes et
al, La démarche clinique en sciences humaines, Paris, Dunod, 1989). Si
l'expérimentaliste crée une situation et tente d'en contrôler artificiellement
tous les facteurs, de manière à étudier les variables relatives à des réponses
programmables, en faisant abstraction de l'ensemble, le clinicien qui ne peut ni
créer, ni contrôler la situation vécue, s'efforce d'y parer en replaçant les
facteurs intéressants à ses yeux, dans l'ensemble de leurs conditions
d'existence.
Le Professeur Daniel Lagache a ramené à leurs
justes mesures les principales critiques que l'on peut opposer à la méthode
clinique : elle ne serait pas purement théorique ; elle ne serait pas rigoureuse
; elle n'est pas généralisable. D'une part l'être humain vit dans un monde de
valeurs et toute situation est pourvue de signification vitale qui déborde la
sphère de l'abstraction intellectuelle. D'autre part la rigueur scientifique ne
serait être définie une fois pour toutes. Elle doit laisser le champ libre à son
accommodation aux situations existentielles nécessairement diverses et
originales. Pour D. Lagache "la conduite humaine est un -"émergent"-
original, qui comporte un autre mode d'administration de la preuve que l'objet
physique, et la possibilité d'un autre degré de probabilité (Lagache D.,
L'unité de la psychologie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1983, p.43).
Quant au caractère de généralité de la méthode expérimentale, il n'existe que
dans le cadre strict du laboratoire et n'est guère transposable à la vie
elle-même, dans son imprévisibilité et sa complexité. L'attitude clinique
consiste essentiellement à s'orienter de préférence, vers l'ensemble des
réponses d'un être vivant aux prises avec une situation vitale. Nul doute que
cet axe préférentiel ne dépende de l'histoire personnelle du chercheur, voire de
son "roman familial" toujours opaque malgré une permanente élucidation. Selon D.
Lagache, le chercheur clinicien essaiera toujours d'envisager la conduite
humaine dans sa perspective propre. De relever concrètement et complètement, les
manières d'être et de réagir de la personne et du groupe humain aux prises avec
une situation problématique. De chercher à établir le sens, la structure et la
genèse, de déceler les conflits qui la motivent et les tentatives, plus ou moins
réussies, de solutions par le sujet.
J'insisterai sur la dimension dialectique et paradoxale, à mes yeux
indispensable, de la méthode clinique. Selon la logique dialectique
:
- Toute chose ( fait, proposition, événement)
a son opposé.
- Tout objet est contradictoire, constitué de
composants opposés (unité des contraires).
- Tout changement résulte de la lutte interne
des opposés.
L'optique hégélienne et marxiste ajoute que le
progrès présente une allure de spirale dont chaque niveau contient et nie le
précédent. Tout changement quantitatif produit un changement
qualitatif.
La logique paradoxale radicalise la logique
dialectique en rendant impossible toute "synthèse" entre les pôles opposés et
contradictoires dont chacun exclut l'autre tout en étant solidaire de
l'ensemble. Je me retrouve bien, en cela, sur les positions théoriques d'Yves
Barel et de Nicole Mitanchey, lorsqu'ils réfléchissent sur les rapports entre
paradoxe et pédagogie dans le Colloque de l'Association Francophone
Internationale de Recherche Scientifique en Education, à Alençon, en Mai 1990
(Yves Barel, Nicole Mitanchey, Quelques idées sur paradoxe et pédagogie,
A.F.I.R.S.E., actes du Colloque international les nouvelles formes de la
Recherche en Education, dans une Europe en devenir, Alençon 24-26 mai 1990,
436 pages, pp. 244-246) , et qui résument le paradoxe en une situation, une
conduite, une attitude que l'on peut présenter ainsi : au départ, une
alternative dont les deux pôles sont contradictoires, s'excluent mutuellement.
Il y a paradoxe lorsque le fait même de choisir l'un des pôles déclenche un
processus qui conduit au choix du pôle inverse, lequel ramène au choix premier
et ainsi de suite...C'est "l'art de faire face à l'impossible" . Elle débouche
sur une pensée apparemment "absurde", telle que l'énoncent souvent les célèbres
koans zen.
La méthode clinique acceptant de suivre le
vivant dans son évolution, suppose cette attitude à la fois dialectique et
paradoxale. Elle présente un grande valeur heuristique et permet de poser des
questions pertinentes au sujet (personne ou groupe) engagé dans un processus
d'élucidation de son histoire, de compréhension de son présent et de
responsabilité de son avenir.
Plus largement je définirai, pour conclure ce
paragraphe, la parole scientifique comme celle qui tente de fonder
une logique établissant une pertinence toujours située philosophiquement
et socialement, de l'ordre de la preuve ou de l'argumentation rationnelle, entre
ce qui est observé/écouté et ce qui se dit sur l'objet de l'observation/écoute,
que le cas observé soit singulier (unique et non répétable) ou susceptible de
reproduction et de généralisation.
La logique préférée dans l'Approche
Transversale est systémique et clinique. Elle inclut la dimension dialectique et
paradoxale sans négliger l'intérêt pour la pensée ensembliste-identitaire
aristotélicienne.
Depuis vingt ans, dans la mouvance d'un retour
fructueux à "soi comme projet" et dans une perspective personnaliste et
communautaire (René Barbier, Soi comme projet ou la métamorphose militante,
Paris, Autrement, les révolutions minuscules, février 1981) , j'y ajoute
l'approche multiréférentielle telle que nous l'avons préconisée dans
l'équipe de l'Université de Paris VIII animée par J. Ardoino et G. Berger
jusqu'à leur retraite.
Une parole
philosophique.
J'appelle parole philosophique celle qui vise
à exprimer le système de valeurs ultimes - ces valeurs pour lesquelles chacun
peut accepter de risquer ce qu'il a de plus cher à ses yeux, sa vie en
particulier - et qui fondent le sens de la vie concrètement vécue par une
personne ou un groupe. Ce système de valeurs ultimes - nécessairement limitées -
se réfèrent, plus ou moins lucidement, à un ou plusieurs systèmes
d'intelligibilité du monde établis dans l'histoire de la pensée humaine depuis
son origine. L'ouverture de l'Approche Transversale à la philosophie résulte
sans doute d'un état d'optimisme tragique dans lequel se trouve pris le
chercheur en sciences humaines :
- Optimisme, parce que la vie humaine,
dynamisée par l'imaginaire, va, se développe, change, quel qu'en soit le
résultat. Ceci conduit à une tolérance et à un sens ironique de la relativité
des situations considérées par certains comme absolues et
éternelles.
- Tragique, parce que, comme dit le
poète, tout va vers la mort et vers le froid (Eugène Guillevic), pour la
pensée individualisée, bien que les hommes s'efforcent par tous les moyens d'en
méconnaître l'ultime et superbe vérité, individuelle, collective et planétaire,
cosmique enfin. De tous temps, le commencement et la fin de toute chose ont
suscité la réflexion et l'élaboration de produits intellectuels destinés à
atténuer la rigueur du mystère de la vie et plus généralement de ce qui est.
Qui est l'herbe si elle n'a pas de nom ? s'interroge le cinéaste Jean-Luc
Godard dans son film "la nouvelle vague" (1990) après Leibniz et
Heidegger.
L'homme vit dans un rapport de sens dont
l'élément ultime me paraît irréductible à l'investigation scientifique, fût-elle
clinique. Plus exactement la scientificité qui s'appuie sur une démarche à la
fois clinique et phénoménologique, dialectique et paradoxale, débouche sur un
sens de la "compréhension" comme le proposait déjà W. Dilthey en 1895 dans le
monde de l'esprit en proposant sa méthode de l'Erlebnis : revivre en pensée
les situations significatives pour les protagonistes sociaux afin de comprendre
l'expérience vécue par autrui dans sa singularité.
L'écoute et la parole philosophiques en
Approche Transversale visent à situer les pratiques, les produits et les
discours individuels et collectifs dans un univers de valeurs et de rapports de
sens ultimes pour les personnes concernées (Olivier Reboul, Les valeurs en
éducation, Paris, PUF, 1992, qui insiste sur le sens du symbole comme
langage des valeurs (chapitre IX)) . Ces valeurs, ces rapports de sens sont
toujours une réponse imparfaite, insuffisante, aux questions qui fondent la
condition humaine : qu'est-ce que naître, souffrir, aimer, construire, mourir ?
d'où venons-nous ? Où allons-nous ? Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que
rien ? Expérientielle et personnelle, la parole philosophique est à la fois
"l'accomplissement de la pensée vivante et réflexion sur cette pensée, ou
l'action et le commentaire de l'action" écrit Karl Jaspers (Jaspers C.,
Introduction à la philosophie , Paris, U.G.E., IO/I8, 1965, p.11). A
l'origine de l'attitude philosophique : l'étonnement du sujet devant le monde
qui s'ouvre à lui à chaque instant ; son doute sur ce qu'il croit connaître, le
bouleversement de l'homme perdu dans le chaos apparent de l'univers et qui
l'amène à s'interroger sur lui-même. Le chercheur en Approche Transversale est,
sur ce plan, une sorte "d'enfant merveilleux", au sens de Serge Leclaire (Serge
Leclaire, On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975), qui ne cesse de poser
des questions essentielles ou de reprendre à son compte et de renvoyer à la
ronde, les questions ontologiques proposées par les vivants et les morts avec
qui il communique symboliquement. Il se sert de son savoir philosophique pour
les faire rebondir, pour les amplifier, les faire circuler sur les chemins de
crête. C'est la raison pour laquelle il ne saurait se cantonner au seul univers
de son origine sociale et ethnique. Son écoute est planétaire et
interculturelle. Les philosophes des trois mondes Orient / Occident /
Afrique-Amérique Latine, nourrissent ses interpellations qui ne s'arrêtent
vraiment à aucun système donné, fût-il prestigieux ou d'une cohérence
rationnelle qui rassure. Son attitude profonde est celle de l'errance, de l’
éthique problématique et du Grand Jeu du Monde, comme le propose Kostas
Axelos. On comprendra facilement que cette faculté d'étonnement rejoint alors
l'écoute et la parole poétiques.
Une parole
poétique.
La parole poétique est celle qui tente
d'exprimer l'étonnement d'un sujet devant l’événement imprévu surgissant dans
l'ordre établi d'un système et venant en bouleverser la structure. C'est une
parole agissante, qui fonde une reliance symbolique de moi à moi-même, de moi à
autrui, à la société et au cosmos. Elle place les produits, les pratiques et les
discours de l'être humain dans une totalité dynamique porteuse de sens. Elle est
instituante avant tout, créatrice, en retentissement affectif et symbolique, à
partir des données humaines de l'observation/écoute et de l'action. Son résultat
créateur s'insère dans la structure de l'observation/écoute suivant un processus
de rétroaction. Toute parole poétique est corde vibrante. Une ligne de haute
tension en vérité. Elle articule paradoxalement une parole animus et une
parole anima. Le poète a une conscience en déchirure, à la fois
perception intuitive d'une totalité insécable, tramée et mouvante, et perception
existentielle d'une séparation inaccomplie. Le poète est le trait d'union vivant
entre le fini et l'infini. Son poème exprime cette tension entre une sagesse
krishnamurtienne et une solitude existentialiste. Il est à la fois celui qui
doute et celui qui ne doute pas de l'Unité fondamentale du Monde. Peut-être
est-il sur terre pour accomplir sa destinée : Etre un passant de l'univers
permettant le passage vers une sagesse contemporaine, pour ceux qui ont encore
besoin du tapis volant des symboles et des mythes.
Tout poète sait, d'emblée, qu'il s'agit de
partir lutter contre "la violence structurale du code" dont parle Jean
Baudrillard pour reconquérir le sens symbolique de l'existence individuelle et
collective (Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris
Gallimard, 1976).
Evidemment nous sommes loin des sociétés du
"potlach", du système de prestations totales décrit par Marcel Mauss, repris et
actualisé par Jean Baudrillard dans l'échange symbolique et la mort .
Notre système social industrialisé n'a plus grand chose à voir avec ces sociétés
dites primitives où l'on "marchait pieds nus sur la terre sacrée" ( Teri
C. Mac Luhan, photographies de Edward S. Curtis, Pieds nus sur la terre
sacrée, Paris, Denoël, 1992 (rééd.) ) et où la structure sociale se
polarisait sur trois grandes catégories d'obligation : Donner, Recevoir, Rendre.
Dans ces sociétés, ce qui s'échange par l'intermédiaire d'objets investis de
puissance magique et de relations vitales, ce n'est pas une valeur d'usage
(consommer pour consommer) ou une valeur d'échange déterminée par le temps de
travail socialement nécessaire pour la production de l'objet (thèse marxiste),
mais avant tout une relation communautaire dont nous avons une vague idée quand
nous rivalisons dans nos étrennes, nos festins, nos noces, ou dans nos simples
invitations .
Dans les sociétés modernes, encore largement
hétéronomes et malgré une tension vers l'autonomie comme le pense Castoriadis,
le sens symbolique, territorialisé et enraciné dans une vie communautaire, tend
à être étouffé par une axiomatique des flux marchands mondialisés (c'est-à-dire
déterritorialisés), et un code d'inscription où pèse le pouvoir d'Etat, pour
reprendre une terminologie proche de Deleuze et Guattari (Deleuze Gilles,
Guattari Félix, Capitalisme et schizophrénie, l'anti-Oedipe, Paris,
les éditions de minuit, 1972 ; Mille plateaux, Paris, les
éditions de minuit, 1980). La symbolique du repas de la Cène, est remplacée
par la sérialité du Mac Donald. La maison communautaire où s'inscrit la
symbolique des âges, de sexes et des rôles sociaux, disparaît sous le béton armé
de solitude des deux gratte-ciels en miroir du World Trade Center de New York,
récemment abattus par les terroristes islamistes. C'est là un des aspects du
désenchantement de notre époque décrit par Max Weber jadis, mais remplacé par un
imaginaire social leurrant, débridé, envahissant, contagieux, catastrophique. La
destruction ou la vénalisation de la médiation symbolique ouvre la brèche aux
flux spectaculaires et ravageurs de l'imaginaire. Il y a peu de temps encore,
les médias n'arrêtaient pas de déployer leurs imageries boursouflées de la
"guerre fraîche et joyeuse" à l'encontre de l'Irak, qui ne s'en privait pas non
plus d'ailleurs de son côté avec les masses musulmanes. Aujourd'hui, en cet
automne 2001, les "va-t-en guerre" ressortent leurs slogans vengeurs contre les
musulmans du soit-disant "clash des civilisations", Mais l'information
démocratique vraiment discutée et argumentée, où était-elle ?
Nous savons, depuis les événements de
Roumanie, à quel point on joue avec les images médiatiques. Qui et quoi stoppera
ce jeu destructeur et cette infantilisation du peuple ? Comment arrêter
l'hémorragie du symbolique, ralentir la catastrophe annoncée par l'ère des
simulacres ? "De plus en plus , écrivait naguère Yves Stourdzé, à
l'époque de ses recherches critiques : une carapace signalétique fait
fonction de corps nouveau. Gérer des hommes comme gérer des marchandises, c'est
manipuler du signe (Stourdzé Y., Organisation, anti-organisation,
Paris, Mame, coll.Repères, 1973). Ne faut-il pas vivifier les "moments
poétiques" dans l'existence individuelle et sociale ?
Le moment poétique est de l'ordre de la
rupture aux deux sens du terme : injonction et agencement. Une voix intérieure
parle et impose la philosophie du non (Gaston Bachelard, La
philosophie du non, Paris, PUF, Quadrige, 1981). Du rêve de tous les
possibles naît une rigueur nouvelle et créatrice.
Le moment poétique dans la recherche
scientifique comme dans l'éducation, est donc celui de la rupture avec la
réalité aplatie, banalisée, spectaculaire. Cette réalité, soudain, devient
insupportable. Le désordre intérieur émerge comme une fusée sous-marine.
L'institution tremble dans ses fondements puisque son caractère universel,
institué, imaginaire (au sens ici d'illusion), est nié par cet aspect
instituant. Le "moment poétique" dépasse celui, particulier, esthétique et
transcendant, de l'Artiste. Il devient le temps de la parole et de l'action
collectives où jaillissent dans la surprise et la jouissance, les hautes gerbes
du symbolique . Le moment poétique ne saurait exister sans le jeu. Comme lui, il
est soumis à un système de règles librement consenti hors de la sphère de
l'utilité et de la nécessité qui permet l'expression symbolique et évite la
destructivité débordante de l'imaginaire. Inscrit dans certaines limites de
lieu, de temps et de volonté, le jeu débouche sur une ambiance de ravissement et
d'enthousiasme, de joie et de détente. C'est pourquoi activités ludiques et
activités poétiques se retrouvent souvent dans les groupes d'expression
(corporelle, graphique, musicale, sculpturale etc.,) lorsque l'animation est
suffisamment subtile pour fournir un cadre à l'imaginaire sans diriger pour
autant son expression. Dans l'expression corporelle, langage du silence
(Paris, ESF, 1974) Claude Pujade-Renaud voit des instants privilégiés émerger :
flottement, lenteur, passages, espaces, formes, sens du sol et de l'objet,
miroir, magma, sons, regards, masque...qui permettent à chacun de ressentir le
champ symbolique de la poésie et du jeu, c'est-à-dire d'une existence
personnelle et communautaire reconquise.
Le chercheur en Approche Transversale n'hésite
pas à l'écouter en lui et chez les autres et à se laisser porter par son flux et
son reflux océaniques d'une manière créative et imprévue. Il est l'homme de la
métaphore avant d'être l'homme du concept. Il relie ce qui est divisé et
distingue ce qui est confondu. Il efface la frontière introuvable entre cerveau
gauche et cerveau droit dès qu'il s'agit de comprendre la vie en acte. Il sait
prendre place dans l'étoile filante de l'événement et traverser comme un éclair
les royaumes endormis de l'institué. Il est le médiateur de la nuit et du jour.
Son soleil est un nuage. Son sable ne construit pas de château. Il voyage non
pas sur mais dans les images. Il laisse les cisailles du concept à
ceux qui ne savent plus sourire du presque rien. Il sait que le blanc
concilie toutes les couleurs. Il a découvert dans le noir la source de toute
blancheur. Il caresse dans la neige l'échine de l'incendie. Il surprend dans la
flamme, une eau plus pure que l'émeraude. Il donne ce qui demeure inchangé et
accueille ce qui manque à chacun. Il est l'homme requalifié qui unifie dans tout
instant amour, mort et création. Il est sans projet puisqu'il est la rivière
sans rives. Il est sans programme puisqu'il a découvert ce qui n'est pas dans le
bleu du ciel. Adossé contre un arbre mort, il est la femme. Proche d'un oiseau
qui s'envole, il est l’ homme. Dans toutes les fleurs il revoit son enfance.
Dans tout enfant il distingue un conteur vieillissant. Comme un aveugle il suit
le silence, son chien errant. Son poème n'est pas message mais massage de l'âme.
Ses images ne sont pas des tanks mais des lasers ou des bulles d'eau
bleue.
On ne revient jamais bruyant d'un
poème.
Toute parole poétique porte le losange du
mot naissance.
Avec elle nous savons que la source surgit
encore à l'embouchure du fleuve.
Le chercheur en Approche Transversale est
peut-être ainsi l'être du "masculin futur". Hélène Cixous écrit à propos de ces
êtres du “masculin futur”, capables de vivre des moments poétiques, “Ily a
des exceptions. Il y en a toujours eu, ce sont ces êtres incertains, poétiques,
qui ne se sont pas laissés réduire à l’état de mannequins codés par le
refoulement impitoyable de la composante homosexuelle. Hommes ou femmes, êtres
complexes, mobiles, ouverts. D’admettre la composante de l’autre sexe les rend à
la fois beaucoup plus riches, plusieurs, forts et dans la mesure de cette
mobilité, très fragiles. On n’invente qu’à cette condition : penseurs, artistes,
créateurs de nouvelles valeurs, “philosophes” à la folle façon nietzschéenne,
inventeurs et briseurs de concepts, de formes, les changeurs de vie ne peuvent
qu’être agités par des singularités - complémentaires ou ou
contradictoires”. (La jeune née, écrit avec Catherine Clément, Paris,
UGE, 10/18,1975, p.153-154)
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