الاثنين، 18 مارس 2013

L'Approche Transversale : Une conception de la parole en fonction de la pensée chinoise

La pensée chinoise traditionnelle, c'est-à-dire celle qui a pris naissance il y a plus de deux mille cinq cents ans et qui s'est organisée au fil des siècles autour des "pères" du système taoïstes (Laozi (Lao Tseu), Zhuangzi [prononcer Tchouang-tseu ], "Maître Zhuang", Liezi[Lie-Tseu]) mais également autour de la philosophie confucéenne et néo-confucéenne (Kongzi, (Confucius), Mengzi (Mencius), Ge Hong [prononcer Ko Hong] (283-343), Zhang Zai [prononcer Tchang Tsai] (1020-1077), Wang Yangming, Zhu Xi (1130-1200), Wang Fuzhi [prononcer Wang Fou-Tche] (1619-1692), est subtile et dérangeante.
Subtile parce qu'elle perpétue une attitude des chinois à comprendre la réalité naturelle sans vouloir systèmatiquement la réduire à l'aune de la raison raisonnante.
Dérangeante parce que le philosophe occidental a bien du mal à ne pas reconnaître dans les approches de la vie individuelle et sociale de la pensée chinoise, une authentique philosophie, même si elle ne s'exprime pas toujours selon les modes habituels des académies issues de la Grèce antique. L’application de la catégorie occidentale de "philosophie" remonte sans doute à l’enseignement de Nakamura Masano (1832-1891), professeur à l’université de Tôkyô. Mais ce qui frappe dans ce que Anne Cheng nomme la "pensée chinoise", ("Histoire de la pensée chinoise", Seuil, 1997) c’est l’orientation de celle-ci vers une cosmologie et une absence de théologie, beaucoup plus évidente dans l’histoire de la philosophie occidentale.
Confucius ne parlait pas de prodiges ou de manifestations paranormales. Le sage, l’homme de bien, met en garde contre ce type de manifestation et se refuse à troubler autrui avec de tels sujets. Le raisonnement remet les choses en place et replace le surnaturel dans l’ordre de la nature. Léon Vandermeersch ("Une tradition réfractaire à la théologie : la tradition confucianiste", Extrême Orient- Extrême Occident, n°6, 1985, 9-21, Université Paris 8) soutient que le surnaturel sauvage (celui des "esprits", des "fantômes") fut converti en surnaturel élaboré par les sages. Le surnaturel converti est transformé en qi (matière-énergie cosmique), en yin et yang, en wunxing (cinq éléments), c’est-à-dire en forces agissant au plus profond de la nature, difficilement imaginables mais saisissables par la réflexion appliquée à la raison des choses. Dans le surnaturel converti, la dimension de transcendance devient une dimension de profondeur dans l’immanence. Mais les Chinois diraient plutôt de "hauteur" jusqu’aux niveaux les plus essentiels du déploiement cosmique de ce qui est. Le sage tient un discours cosmologique, non religieux, et n’élabore pas le concept de transcendance, comme celui de divin. Le terme chinois de shenxue (théologie) renvoie à shen qui s’applique aussi bien aux âmes des êtres humains qu’à toutes sortes de déités. Il s’agit plutôt d’une individuation du surnaturel, du cosmologique, au niveau des "dix mille êtres", c’est-à-dire du manifesté.
Pas plus que de théologie, la pensée chinoise ne connaît de pensée métaphysique. Il n’y a rien au-delà du monde physique, comme chez Aristote. Mais il y a quelque chose de "plus haut que" ou d’ "antérieur à" toute particularisation phénoménale. La réalité existe sous la forme d’une sorte de continuum, qui échappe à toute appréhension par les sens, et qui pénètre les "dix mille êtres".
Doté de plusieurs degrés, ce continuum développe celui du yin et du yang, dont la dynamique interne anime les cinq phases du wuxing, ; puis celui du de (puissance cosmique), dont la dynamique commande celle du yin et du yang ; puis celui du dao (voie cosmique), source elle-même de la dynamique du de. Comme el remarque L. Vandermeersch, "il ne s’agit pas d’un au-delà du monde physique, mais d’un approfondissement de la nature de la réalité physique elle-même." (p.13). Pour cet auteur, si la Chine n’a pas connu de théologie, c’est sans doute parce qu’elle n’a pas connu l’institution de la prêtrise. A partir du culte des ancêtres, chez les Chinois, la fonction de prêtre a été assumée par une sorte de "président de cérémonie" (zhuren) qui n’était pas un "spécialiste" religieux mais un simple membre de la communauté requis en fonction de son rang de naissance et assisté par quelques personnes connaissant un peu plus l’ordre du rituel. Ainsi les Chinois ne sont pas des théologiens mais des ritualistes.
La dimension proprement magico-religieuse, toujours omniprésente chez tous les peuples du monde, est prise en charge par l’instance de la divination depuis les fonds des âges en Chine. Dès le départ, c’est à travers la lecture de la carapace de tortue que le devin va lire les événements futurs. Mais il s’agit toujours d"une divination insérée dans une représentation cosmologique du monde. La tortue reste le parfait modèle du cosmos en réduction. Sa carapace est ronde comme le ciel et son plastron ventral plat comme la terre. Sa longévité immense comme la suite des temps.
Les jésuites essairont bien, au XVIe siècle, de réduire le "Ciel" chinois au Dieu chrétien. Mais la nature des deux représentations est totalement différente. Chez les fils de Han, il y a homogénéité de la réalité cosmique du ciel à l’homme. Un continuum radical de l’univers qui éclate, au niveau du sensible, par la manifestation des "dix mille êtres". Dans le christianisme, il y a toujours "deux" : Dieu et sa créature, fût-elle à l’image du dieu créateur. En Chine, la psychologie humaine est cosmologisée. Dans le christianisme, nous assistons à un anthropomorphisme divin.
Les conséquences culturelles sont importantes.
- D’abord la Chine traditionnelle ne produit pas de guerres de religion, comme celles qui ont bouleversées les pays sous l’égide de religions monothéistes (Christianisme, Islam, Judaïsme). Les confucianistes n’engagent pas de débats avec les jésuites sur l’existence de dieu. Les Chinois se préoccupent essentiellement des rites.
- Mais les rites ne sont reconnus comme valables que s’ils sont intériorisés et dans la mesure où ils relient tous les membres du corps social. Ils ne s’agit pas simplement d’un decorum mais d’une activité très existentielle et sincère, sans discours théologique.
- La pensée scientifique chinoise est influencée par cette cosmologisation du monde. Loin d’être un enchaînement linaire de causes et d’effets, le monde dans son évolution est perçu comme une série de passages.
Marcel Granet écrit, à ce propos : "Au lieu de constater des successions de phénomènes, les Chinois enregistrent des alternances d’aspects. Si deux aspects leur apparaissent liés, ce n’est pas à la façon d’une cause et d’un effet : ils leur semblent appariés comme le sont l’endroit et l’envers..." ("La pensée chinoise", 1934, p. 329-330).
La seule école de la pensée chinoise qui se soit rapprochée d’une tendance théologique, celle des moïstes (de Mozi) pour consacrer une raison causale, n’a pas survécue.
Le taoïsme populaire a récupéré la tendance magico-religieuse des Chinois. Les pratiques taoïstes, au fil des temps, ont intégré le surnaturel au sein d’innombrables sectes. Une partie de la dimension théologico-métaphysique sera, malgré tout, réinsérée dans le taoïsme philosophique influencé par le bouddhisme. Le bouddhisme chinois, le tch’an, concoctera cette approche et passera, par la suite, en Corée et au Japon pour donner le bouddhisme zen.
Approfondissons l’analyse de la pensée chinoise à partir du confucianisme et principalement d’un disciple exemplaire : Mencius, tel que François Jullien a pu nous en donner une développement intéressant à partir d’un double éclairage kantien et rousseauiste ((Essai : "fonder" la morale, ou comment légitimer la transcendance de la moralité sans le support du dogme oou de la foi (au travers du Mencius, Extrême Orient-Extrême Occident, N°6, Une civilisation sans théologie ?, 1985; Université Paris 8, 23-81, repris et développé ensuite dans son livre Fonder la morale. Dialogue de Mencius avec la philosophie des Lumières, Paris, Grasset, 1995, 220 p.).
Quelle forme de conscience morale est à l’origine du confucianisme ? Il faut se rappeler que la tradition chinoise n’a pas connu de "révélation". Toute transcendance chez elle passe par une conscience morale. On parlerait aujourd’hui de "spiritualité laïque".
Après être sortie d’une première époque (IIe millénaire AJC) des Shang, encore largement liée aux pratiques sacrificielles et divinatoires, sous les Zhou (Ie millénaire AJC) s’engage un processus de moralisation de l’Histoire. Désormais, le Prince qui succombe et voit advenir une autre dynastie, est coupable de n’avoir pas respecté le "mandat du Ciel" ( tianming)qui fut donné aux ancètres, par exemple au roi Wen, pour faire régner le bon ordre sur tout l’empire.. La "sollicitude" du souverain est impérative, avec ces deux aspects d’inquiétude et de vigilance par rapport à un "mandat" devant accomplir un ordre cosmologique jusque dans les affaires humaines. Pour François Jullien, "Le confucianisme est né d’une moralisation de l’Histoire conçue dans la perspective du pouvoir souverain (la "Voie royale", Wangdao)" (Jullien, 1985 : 29).
Il s’agit d’une conscience soucieuse qui n’a rien à voir avec la profondeur abyssale du néant, la notion de faute, de salut, reposant sur l’infinité de Dieu dans la pensée chrétienne. Ni même sur la conscience de la souffrance née de l’intuition de l’inanité du monde en proie à l’illusion comme dans le bouddhisme. La conscience chinoise est confiante, sans soupçon à l’égard du réel, sans dévalorisation de l’existence et de la civilisation.
Mencius se représente cette conscience soucieuse à l’égard de l’oeuvre civilisatrice. Le souci comme sollicitude morale et inquiétude, ne conduit pas à la détresse. Elle s’oriente immédiatement vers le monde et vers l’action, dans un constant dépassement de soi.
La représenttion d’un dieu personnel est évacuée au profit d’une conception onto-cosmologique et morale. Le mandat du Ciel est une fonction et non une catégorie de l’être, un principe de régulation et de transformation, un procès du Monde. Ce vaste processus, cosmologique, ce procès sans naissance ni fin, est source d’une créativité permanente, inépuisable et insondable, activée par l’infinité des existences : les "dix mille êtres". L’homme est un témoin qui participe à la grande marche du monde. La Nature, comme cours naturel de ce procès, inscrit le transcendant dans l’intramondain. La nature humaine (xing) promeut en soi la relation onto-cosmologique dont elle provient. Le Dao, comme source et principe de créativité, se manifeste par le couple d’énergie du Yin et du Yang. L’homme prolonge natuellement dans son attitude et son comportement ce procès du monde. Dès lors naît le Bien, dont le Mal n’est que l’ignorance du procès. L’homme de bien va de pair avec l’harmonie du Ciel et de la Terre. Il est doté d’une intuition radicale, d’une vertu, conçue comme une capacité positive onto-cosmo-morale, qui lui permet à chaque fois et à chaque instant d’agit selon "le juste milieu" (ni excès, ni défaut), une "médialité" (zhong). Son authenticité fondatrice (cheng). le fait revenir à soi dans une sorte d’évaluation permanente et spontanée de l’adéquation entre ces actes et le procès du monde. Ce faisant, l’homme de bien, le sage, comme "assistant" du Ciel et de la Terre, accomplit l’humanité au coeur de la créativité cosmique.
Le Bien est l’accomplissement créateur onto-cosmique qui suscite, sans cesse, la spontanéité de la conscience morale. Mencius propose un exemple-type : celui d’un enfant qui tombe, par mégarde, dans un puits. Immédiatement et sans réfléchir, nous nous précipitons pour le sauver. Nous ne sommes pas agi, alors, par une représentation de ce qu’il faut faire, d’un point de vue d’une morale codifiée. L’acte juste vient de nous-mêmes, spontanément, comme effet du mouvement du procès dont nous sommes un élément relié.
Pour Mencius, il y a chez l’être humain, une sensibilité à l’insupportable qui suscite immédiatement une réaction d’intérêt et de compassion. Cette vertu essentielle, vertu d’humanité : le ren (prononcer jen), qualifie le sage par excellence. Le ren ne saurait rencontrer d’opposition véritable au travers de tout l’humain par la connivence intime, l’adhésion spontanée, l’assentiment immédiat de tout ce qui en autrui est aussi humain. L’homme de bien, qualifié par le ren, dissout tout conflit et toute contradiction. La morale chez Mencius ne consiste pas à énoncer un tableau des qualités morales qu’il faudrait avoir mais à faire vivre et exprimer les qualités potentielles qui nous habitent du fait de notre dimension onto-cosmologique. C’est parce que nous y sommes sensibles que nous ne pouvons pas commettre des actes contraires qui engendreraient l’insupportable et qui se traduiraient, immédiatement, par un sentiment de honte et un sens du mal.
Pour Mencius, à partir de la compassion, l’homme reconnaît son sens de l’humain (ren). Sa réaction de honte l’éclaire sur le sens du mal. Céder à autrui (parents, aînés ou supérieurs) traduit le respect d’une hiérarchie qui a valeur de régulation universelle. Distinguer entre positif et négatif, discerner, constitue son sens des valeurs.
Pour Mencius, il y a innéité de la morale en l’homme en tant que virtualité. L’homme doit prendre conscience. Il n’a rien à transformer ou à acquérir. Cette prise de conscience n’a rien d’une illumination (satori), au sens bouddhique du terme ou d’une extase chrétienne. Elle serait, me semble-t-il, plus près de l’éclairement d’une vision pénétrante, attentive, au sens vécu par le philosophe contemporain Krishnamurti. François Jullien le remarque: "Le sentiment moral chez Mencius est d’abord intuition onto-cosmologique : il est la manifestation immédiate et sensible, au niveau de l’affectivité, de notre lien - d’appartenance - à l’égard du Monde ( et à travers ce "sentiment", c’est mon enracinement ontologique qui "réagit" en moi)" (Jullien, 1985 : 41).
Cette conscience onto-cosmologique entraîne, ipso facto, une intuition de solidarité radicale entre toutes les existences. La prise de conscience de cette solidarité peut surgir soudainement et nous conduire à changer ce qui était prévu dans l’ordre apparent du monde. Ainsi du Prince qui voyant passer un boeuf conduit au sacrifice avec un air effaré, décide de le relâcher et de le remplacer par un mouton. Il a été touché, affecté, par un lien fondamental entre les existences. Cet insupportable lui fait faire ce geste de substitution. Le sensible n’est pas une dimension de l’imagination mais plutôt d’une réalité qui éclate dans la conscience comme intuition de la solidarité, nous parlerions aujourd’hui de "reliance" avec Marcel Bolle de Bal. Pour Mencius, comme pour Krishnamurti, "toutes les réalités du monde existent complètement en moi". Toute individualité fait corps originellement avec l’ensemble du Monde et vibre avec autrui, même si,pour Mencius et contrairement à ses adversaires de l’époque, les Mohistes, il peut y avoir des degrés progressifs de déploiement dans l’affectivité et la solidarité.
Le politique, sous cet angle, est une simple conséquence de la morale. C’est aussi sa limite car la "voie du sage" est toujours personnelle et s’inscrit difficilement dans les institutions.
Contrairement à Rousseau ou à Kant, le problème moral n’est pas conçu chez Mencius sous l’égide de la catégorie de la volonté mais sous celle de l’agir. La morale est agissante ou n’est pas. Elle est effective par la pratique qu’elle engendre et ne s’embarrasse pas de mots. L’enfant tombe dans le puits, l’homme saute et le sauve. Toute morale confucianiste est actualisée sans relever de la catégorie de la liberté mais de la nécessité onto-cosmologique. Le Mal, c’est l’oubli de cette nécessité. Satan n’a aucune consistance dans cette représentation. Satan ne vit que par l’imaginaire. L’univers de Mencius est du domaine du réel comme procès permanent. Dès lors "la base matérielle" comme le pense Marx n’est pas négligeable et le prince qui se veut "sage" doit en tenir compte pour satisfaire ses sujets. Il faut un minimum de sécurité pour accomplir en soi le "ren", la vertu d’humanité.
Chez Mencius, l’expérience axiologique d’une transcendance ne conduit pas à un dualisme métaphysique. L’homme (esprit) n’est pas opposé à l’animal (instinct). Tout est question d’actualisation, simplement. Il y a du sage potentiel chez tout homme, fût-il le plus barbare. Il suffit d’agir dans le sens de la sagesse comme ordre onto-cosmologique qui constitue les valeurs transcendantes. L’homme, dès lors, est totalement responsable de ses actes et relativise les valeurs "sociales" ou l’impérialisme du désir égoïste en fonction de l’exigence des valeurs transcendantes. L’être mencéen est Un et non double. Toutes nos fonctions humaines, sens et conscience, nous sont conférées par le Ciel. Il n’y a ni âme, ni Dieu, ni paradis. Aucune récompense à attendre dans un au-delà quelconque. Le bonheur, comme accomplissement de la sagesse, est à accomplir ici-bas.
Mais la thèse de Mencius, comme le signale F. Jullien, ne saurait être poussée jusqu’au bout. Mencius est contraint, au bout du compte, à opérer un "repli stoïcien" : la référence au Ciel comme détermination transcendante. Il lui suffit d’avoir conscience de la vertu pour vivre le bonheur. Une joie intemporelle et au-delà de toute mondanité naît de cette prise de conscience. Le sage jouit du seul sentiment de sa moralité, au-delà de l’efficience même de son enseignement auprès du prince. Il atteint l’insouciance et une tranquillité indifférente, une ataraxie. Mais la référence au "Ciel" n’a rien à voir avec le "Ciel" justicier et rétributeur des religions du Livre. Il est, au sens stoïcien, "ce qui ne dépend pas de moi", le destin (ming). Notre nature profonde demeure un "mandat-destin émanant du Ciel" dont nous restons responsables et que nous ne devons pas mettre en péril outre mesure. Pour Mencius, ni révélation religieuse, ni postulats métaphysiques, la simple pratique morale conduit à l’appréhension directe de la transcendance. Celui qui vit avec "un coeur d’enfant" la vertu d’humanité, le ren, ne connaît pas la "Faute" ou la "Chute", seulement l’oubli possible de la bonté originelle de l’homme. A l’inverse il vit dans une solidarité constante avec le reste du monde. La conscience morale, dit Mencius, est comme un sentier : si celui-ci est couramment emprunté, son tracé devient manifeste. Mais si, au contraire, on le délaisse, les herbes peu à peu l’envahissent et il disparaît sous elles. En recouvrant sa bonté originelle par une pratique de la conscience morale, l’homme mencéen appréhende la transcendance qui en est le fondement. Il ne s’agit pas de "croire" en un quelconque dieu ineffable ou de nommer par des louanges, par un logos sacramentel, un dieu omniprésent. Mais de prendre conscience de son enracinement onto-cosmologico-moral en rapport avec l’intuition d’une vocation morale de l’homme ouverte sur la transcendance et source d’une joie suprême épanouissant l’énergie vitale, le qi, de chacun. C’est le plein mouvement intérieur de la sensibilité mencéenne. Sous cet angle, le "grand homme " s’inscrit à l’échelle du monde et dans l’absolu.
Aujourd'hui la pensée chinoise traditionnelle est redécouverte et fait l'objet de comparaisons éclairantes sur nos manques au coeur même de notre tradition philosophique. Inversement, notre philosophie interroge les vides réflexifs qui habitent nécessairement la pensée chinoise, comme toute pensée digne de ce nom (voir Léon Vandermeersch, autour de la pensée chinoise, Universalia, 1999, 336-337). Il est temps, en Sciences de l'éducation, de revenir sur les images toutes faites qui ont été fabriquées sur la Chine depuis des siècles, dans la foulée de l'impéralisme mercantile occidental des XVIIIe et XIXe siècles.
L’Approche Transversale
L'Approche Transversale que je défends se veut à la fois dans la sphère d'une certaine scientificité et ailleurs, du côté de la philosophie liée à l’existence incarnée et des expériences spirituelles. Elle emprunte ainsi à la pensée chinoise dans une perspective de métissage culturel Orient-Occident, en insistant sur la notion de processus et de changement permanent du cours des choses et de la vie. Elle demande au clinicien, à l'animateur de groupe, au chercheur, à l’enseignant, une certaine créativité culturelle qui déborde très largement la simple compétence technique et scientifique.
Ce qui traverse et structure la vie collective et individuelle (transversalité) est un magma de références et d'appartenances passées et actuelles à des éléments biologiques, culturels, politiques, économiques, affectifs, fantasmatiques et imaginaires, que chaque "sujet existentiel" porte en soi et fait vivre, d'une manière plus ou moins consciente, dans ses diverses interactions. La tâche du chercheur-formateur est de repérer et de dynamiser positivement les éléments venus de cette transversalité du "sujet existentiel". Au chercheur d'être un "bon boulanger" et de savoir "mettre les mains dans le pétrin !"
Ni une analyse, ni une synthèse.
L'Approche Transversale nécessairement impliquée, n'est ni une analyse, ni une synthèse d'une structure de groupe mais une démarche réflexive et une action interrelationnelle qui, à partir de l'existentialité même du groupe, tente d'aider ses membres à "changer la vie" (leur vie) par un processus permanent d'extériorisation, de création et d'élucidation.
L'Approche suppose que le chercheur et le groupe avancent selon leur rythme vers un objectif : réaliser les meilleures conditions d'épanouissement du potentiel humain en situation, compte tenu des contraintes inéluctables, du "principe de réalité", d’une manière de situer les événements et les faits dans une totalité en mouvement. Il met en jeu une logique poétique de l'action qui pourrait se résumer dans cet aphorisme du poète argentin Antonio Porchia, dans Voix :
Je t'aiderai à venir si tu viens
et à ne pas venir si tu ne viens pas.
Elle réalise une métadisciplinarité liée à la multiréférentialité indispensable à la compréhension de la vie complexe par le repérage actif de :
-l'éphémère : le non-durable, l'instantané, ce qui vient nier la durée, la continuité.
- l'instable : tout ce qui bouge, se déplace, change de forme, parcourt, se déstructure.
- le convergent: tout ce qui tend vers une focalisation objectivable, sans nécessairement supposer la fusion harmonieuse et l'indifférenciation, à partir d'une multiplicité d'éléments hétérogènes.
- la complémentarité dialectique : tout ce qui semble entrer dans une double polarité contradictoire et complémentaire en permettant, par ce fait même, le dynamisme des éléments.
- l'émergent: tout ce qui surgit et bouscule, soudainement, la structure apparemment la plus stable en faisant apparaître une nouvelle structure d'un autre autre.
- la singularité : tout élément qui, dans la multiplicité, la collectivité, est irréductible au processus de massification et qui connaît son propre dynamisme et sa propre histoire en provoquant, par ce fait même, un dérangement événementiel tout à fait spécifique pour le meilleur et pour le pire.
- le spiralé : tout ce qui devient en intégrant les éléments de l'histoire passée, sans jamais être totalement identique à ce qui a été.
- l'analogique : tout ce qui renvoie à des symboles, eux-mêmes échos d'une autre chose, présent/absent dans le symbole lui-même.
- l'incertain : tout ce qui n'est pas du domaine de l'établi, de l'assuré, du repérable immédiat, du notable.
- l'imprévisible : tout ce qui vient nier le programmatique, l'ordre fléché, et qui surprend par son pouvoir de rupture, de transgression, de mise en question.
- le relatif: qui replace les éléments dans leur mouvement incessant, leur changement, leur absence d'absolu, leur impossible enfermement dans un ordre immuable et intemporel.
- le complexe : qui signale l'enchevêtrement incontournable des éléments, leur interdépendance, leurs interconnexions et interactions, leur bio-éco-auto-organisation et leurs rétro-actions, leur caractère d'appartenance à une totalité dynamique.
- l'inépuisable: qui affirme l'impossibilité de draguer, en dernier lieu, le fond du réel, de ce qui est, pour lui donner du sens.
- l'errance : qui condamne toute approche à ne jamais savoir vraiment ce que l'on doit faire et où aller pour agir, devenir, finir, en se fondant sur l'expérience du passé.
Une parole scientifique ?
Vue sous un certain angle, l'Approche Transversale relève bien des sciences humaines "cliniques" et de la phénoménologie (Sur l’approche clinique : Alain Coulon La sociologie clinique de l’éducation, Université Paris 8, Document du D.E.A., 1990 ; Jacques Ardoino, La démarche clinique dans la recherche en éducation, Caen, Documents du C.E.R.S.E., N°21, mai 1987, et “de la clinique”, document du D.E.A., 1989 ; Ruth Kohn, la démarche clinique, Université Paris 8, DEA sciences de l’éducation, 4 octobre 1990 (14 pages), Claude Revault d’Allonnes et al, La démarche clinique en sciences humaines, Paris, Dunod, 1989). Si l'expérimentaliste crée une situation et tente d'en contrôler artificiellement tous les facteurs, de manière à étudier les variables relatives à des réponses programmables, en faisant abstraction de l'ensemble, le clinicien qui ne peut ni créer, ni contrôler la situation vécue, s'efforce d'y parer en replaçant les facteurs intéressants à ses yeux, dans l'ensemble de leurs conditions d'existence.
Le Professeur Daniel Lagache a ramené à leurs justes mesures les principales critiques que l'on peut opposer à la méthode clinique : elle ne serait pas purement théorique ; elle ne serait pas rigoureuse ; elle n'est pas généralisable. D'une part l'être humain vit dans un monde de valeurs et toute situation est pourvue de signification vitale qui déborde la sphère de l'abstraction intellectuelle. D'autre part la rigueur scientifique ne serait être définie une fois pour toutes. Elle doit laisser le champ libre à son accommodation aux situations existentielles nécessairement diverses et originales. Pour D. Lagache "la conduite humaine est un -"émergent"- original, qui comporte un autre mode d'administration de la preuve que l'objet physique, et la possibilité d'un autre degré de probabilité (Lagache D., L'unité de la psychologie, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1983, p.43). Quant au caractère de généralité de la méthode expérimentale, il n'existe que dans le cadre strict du laboratoire et n'est guère transposable à la vie elle-même, dans son imprévisibilité et sa complexité. L'attitude clinique consiste essentiellement à s'orienter de préférence, vers l'ensemble des réponses d'un être vivant aux prises avec une situation vitale. Nul doute que cet axe préférentiel ne dépende de l'histoire personnelle du chercheur, voire de son "roman familial" toujours opaque malgré une permanente élucidation. Selon D. Lagache, le chercheur clinicien essaiera toujours d'envisager la conduite humaine dans sa perspective propre. De relever concrètement et complètement, les manières d'être et de réagir de la personne et du groupe humain aux prises avec une situation problématique. De chercher à établir le sens, la structure et la genèse, de déceler les conflits qui la motivent et les tentatives, plus ou moins réussies, de solutions par le sujet.
J'insisterai sur la dimension dialectique et paradoxale, à mes yeux indispensable, de la méthode clinique. Selon la logique dialectique :
- Toute chose ( fait, proposition, événement) a son opposé.
- Tout objet est contradictoire, constitué de composants opposés (unité des contraires).
- Tout changement résulte de la lutte interne des opposés.
L'optique hégélienne et marxiste ajoute que le progrès présente une allure de spirale dont chaque niveau contient et nie le précédent. Tout changement quantitatif produit un changement qualitatif.
La logique paradoxale radicalise la logique dialectique en rendant impossible toute "synthèse" entre les pôles opposés et contradictoires dont chacun exclut l'autre tout en étant solidaire de l'ensemble. Je me retrouve bien, en cela, sur les positions théoriques d'Yves Barel et de Nicole Mitanchey, lorsqu'ils réfléchissent sur les rapports entre paradoxe et pédagogie dans le Colloque de l'Association Francophone Internationale de Recherche Scientifique en Education, à Alençon, en Mai 1990 (Yves Barel, Nicole Mitanchey, Quelques idées sur paradoxe et pédagogie, A.F.I.R.S.E., actes du Colloque international les nouvelles formes de la Recherche en Education, dans une Europe en devenir, Alençon 24-26 mai 1990, 436 pages, pp. 244-246) , et qui résument le paradoxe en une situation, une conduite, une attitude que l'on peut présenter ainsi : au départ, une alternative dont les deux pôles sont contradictoires, s'excluent mutuellement. Il y a paradoxe lorsque le fait même de choisir l'un des pôles déclenche un processus qui conduit au choix du pôle inverse, lequel ramène au choix premier et ainsi de suite...C'est "l'art de faire face à l'impossible" . Elle débouche sur une pensée apparemment "absurde", telle que l'énoncent souvent les célèbres koans zen.
La méthode clinique acceptant de suivre le vivant dans son évolution, suppose cette attitude à la fois dialectique et paradoxale. Elle présente un grande valeur heuristique et permet de poser des questions pertinentes au sujet (personne ou groupe) engagé dans un processus d'élucidation de son histoire, de compréhension de son présent et de responsabilité de son avenir.
Plus largement je définirai, pour conclure ce paragraphe, la parole scientifique comme celle qui tente de fonder une logique établissant une pertinence toujours située philosophiquement et socialement, de l'ordre de la preuve ou de l'argumentation rationnelle, entre ce qui est observé/écouté et ce qui se dit sur l'objet de l'observation/écoute, que le cas observé soit singulier (unique et non répétable) ou susceptible de reproduction et de généralisation.
La logique préférée dans l'Approche Transversale est systémique et clinique. Elle inclut la dimension dialectique et paradoxale sans négliger l'intérêt pour la pensée ensembliste-identitaire aristotélicienne.
Depuis vingt ans, dans la mouvance d'un retour fructueux à "soi comme projet" et dans une perspective personnaliste et communautaire (René Barbier, Soi comme projet ou la métamorphose militante, Paris, Autrement, les révolutions minuscules, février 1981) , j'y ajoute l'approche multiréférentielle telle que nous l'avons préconisée dans l'équipe de l'Université de Paris VIII animée par J. Ardoino et G. Berger jusqu'à leur retraite.
Une parole philosophique.
J'appelle parole philosophique celle qui vise à exprimer le système de valeurs ultimes - ces valeurs pour lesquelles chacun peut accepter de risquer ce qu'il a de plus cher à ses yeux, sa vie en particulier - et qui fondent le sens de la vie concrètement vécue par une personne ou un groupe. Ce système de valeurs ultimes - nécessairement limitées - se réfèrent, plus ou moins lucidement, à un ou plusieurs systèmes d'intelligibilité du monde établis dans l'histoire de la pensée humaine depuis son origine. L'ouverture de l'Approche Transversale à la philosophie résulte sans doute d'un état d'optimisme tragique dans lequel se trouve pris le chercheur en sciences humaines :
- Optimisme, parce que la vie humaine, dynamisée par l'imaginaire, va, se développe, change, quel qu'en soit le résultat. Ceci conduit à une tolérance et à un sens ironique de la relativité des situations considérées par certains comme absolues et éternelles.
- Tragique, parce que, comme dit le poète, tout va vers la mort et vers le froid (Eugène Guillevic), pour la pensée individualisée, bien que les hommes s'efforcent par tous les moyens d'en méconnaître l'ultime et superbe vérité, individuelle, collective et planétaire, cosmique enfin. De tous temps, le commencement et la fin de toute chose ont suscité la réflexion et l'élaboration de produits intellectuels destinés à atténuer la rigueur du mystère de la vie et plus généralement de ce qui est. Qui est l'herbe si elle n'a pas de nom ? s'interroge le cinéaste Jean-Luc Godard dans son film "la nouvelle vague" (1990) après Leibniz et Heidegger.
L'homme vit dans un rapport de sens dont l'élément ultime me paraît irréductible à l'investigation scientifique, fût-elle clinique. Plus exactement la scientificité qui s'appuie sur une démarche à la fois clinique et phénoménologique, dialectique et paradoxale, débouche sur un sens de la "compréhension" comme le proposait déjà W. Dilthey en 1895 dans le monde de l'esprit en proposant sa méthode de l'Erlebnis : revivre en pensée les situations significatives pour les protagonistes sociaux afin de comprendre l'expérience vécue par autrui dans sa singularité.
L'écoute et la parole philosophiques en Approche Transversale visent à situer les pratiques, les produits et les discours individuels et collectifs dans un univers de valeurs et de rapports de sens ultimes pour les personnes concernées (Olivier Reboul, Les valeurs en éducation, Paris, PUF, 1992, qui insiste sur le sens du symbole comme langage des valeurs (chapitre IX)) . Ces valeurs, ces rapports de sens sont toujours une réponse imparfaite, insuffisante, aux questions qui fondent la condition humaine : qu'est-ce que naître, souffrir, aimer, construire, mourir ? d'où venons-nous ? Où allons-nous ? Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Expérientielle et personnelle, la parole philosophique est à la fois "l'accomplissement de la pensée vivante et réflexion sur cette pensée, ou l'action et le commentaire de l'action" écrit Karl Jaspers (Jaspers C., Introduction à la philosophie , Paris, U.G.E., IO/I8, 1965, p.11). A l'origine de l'attitude philosophique : l'étonnement du sujet devant le monde qui s'ouvre à lui à chaque instant ; son doute sur ce qu'il croit connaître, le bouleversement de l'homme perdu dans le chaos apparent de l'univers et qui l'amène à s'interroger sur lui-même. Le chercheur en Approche Transversale est, sur ce plan, une sorte "d'enfant merveilleux", au sens de Serge Leclaire (Serge Leclaire, On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975), qui ne cesse de poser des questions essentielles ou de reprendre à son compte et de renvoyer à la ronde, les questions ontologiques proposées par les vivants et les morts avec qui il communique symboliquement. Il se sert de son savoir philosophique pour les faire rebondir, pour les amplifier, les faire circuler sur les chemins de crête. C'est la raison pour laquelle il ne saurait se cantonner au seul univers de son origine sociale et ethnique. Son écoute est planétaire et interculturelle. Les philosophes des trois mondes Orient / Occident / Afrique-Amérique Latine, nourrissent ses interpellations qui ne s'arrêtent vraiment à aucun système donné, fût-il prestigieux ou d'une cohérence rationnelle qui rassure. Son attitude profonde est celle de l'errance, de l’ éthique problématique et du Grand Jeu du Monde, comme le propose Kostas Axelos. On comprendra facilement que cette faculté d'étonnement rejoint alors l'écoute et la parole poétiques.
Une parole poétique.
La parole poétique est celle qui tente d'exprimer l'étonnement d'un sujet devant l’événement imprévu surgissant dans l'ordre établi d'un système et venant en bouleverser la structure. C'est une parole agissante, qui fonde une reliance symbolique de moi à moi-même, de moi à autrui, à la société et au cosmos. Elle place les produits, les pratiques et les discours de l'être humain dans une totalité dynamique porteuse de sens. Elle est instituante avant tout, créatrice, en retentissement affectif et symbolique, à partir des données humaines de l'observation/écoute et de l'action. Son résultat créateur s'insère dans la structure de l'observation/écoute suivant un processus de rétroaction. Toute parole poétique est corde vibrante. Une ligne de haute tension en vérité. Elle articule paradoxalement une parole animus et une parole anima. Le poète a une conscience en déchirure, à la fois perception intuitive d'une totalité insécable, tramée et mouvante, et perception existentielle d'une séparation inaccomplie. Le poète est le trait d'union vivant entre le fini et l'infini. Son poème exprime cette tension entre une sagesse krishnamurtienne et une solitude existentialiste. Il est à la fois celui qui doute et celui qui ne doute pas de l'Unité fondamentale du Monde. Peut-être est-il sur terre pour accomplir sa destinée : Etre un passant de l'univers permettant le passage vers une sagesse contemporaine, pour ceux qui ont encore besoin du tapis volant des symboles et des mythes.
Tout poète sait, d'emblée, qu'il s'agit de partir lutter contre "la violence structurale du code" dont parle Jean Baudrillard pour reconquérir le sens symbolique de l'existence individuelle et collective (Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris Gallimard, 1976).
Evidemment nous sommes loin des sociétés du "potlach", du système de prestations totales décrit par Marcel Mauss, repris et actualisé par Jean Baudrillard dans l'échange symbolique et la mort . Notre système social industrialisé n'a plus grand chose à voir avec ces sociétés dites primitives où l'on "marchait pieds nus sur la terre sacrée" ( Teri C. Mac Luhan, photographies de Edward S. Curtis, Pieds nus sur la terre sacrée, Paris, Denoël, 1992 (rééd.) ) et où la structure sociale se polarisait sur trois grandes catégories d'obligation : Donner, Recevoir, Rendre. Dans ces sociétés, ce qui s'échange par l'intermédiaire d'objets investis de puissance magique et de relations vitales, ce n'est pas une valeur d'usage (consommer pour consommer) ou une valeur d'échange déterminée par le temps de travail socialement nécessaire pour la production de l'objet (thèse marxiste), mais avant tout une relation communautaire dont nous avons une vague idée quand nous rivalisons dans nos étrennes, nos festins, nos noces, ou dans nos simples invitations .
Dans les sociétés modernes, encore largement hétéronomes et malgré une tension vers l'autonomie comme le pense Castoriadis, le sens symbolique, territorialisé et enraciné dans une vie communautaire, tend à être étouffé par une axiomatique des flux marchands mondialisés (c'est-à-dire déterritorialisés), et un code d'inscription où pèse le pouvoir d'Etat, pour reprendre une terminologie proche de Deleuze et Guattari (Deleuze Gilles, Guattari Félix, Capitalisme et schizophrénie, l'anti-Oedipe, Paris, les éditions de minuit, 1972 ; Mille plateaux, Paris, les éditions de minuit, 1980). La symbolique du repas de la Cène, est remplacée par la sérialité du Mac Donald. La maison communautaire où s'inscrit la symbolique des âges, de sexes et des rôles sociaux, disparaît sous le béton armé de solitude des deux gratte-ciels en miroir du World Trade Center de New York, récemment abattus par les terroristes islamistes. C'est là un des aspects du désenchantement de notre époque décrit par Max Weber jadis, mais remplacé par un imaginaire social leurrant, débridé, envahissant, contagieux, catastrophique. La destruction ou la vénalisation de la médiation symbolique ouvre la brèche aux flux spectaculaires et ravageurs de l'imaginaire. Il y a peu de temps encore, les médias n'arrêtaient pas de déployer leurs imageries boursouflées de la "guerre fraîche et joyeuse" à l'encontre de l'Irak, qui ne s'en privait pas non plus d'ailleurs de son côté avec les masses musulmanes. Aujourd'hui, en cet automne 2001, les "va-t-en guerre" ressortent leurs slogans vengeurs contre les musulmans du soit-disant "clash des civilisations", Mais l'information démocratique vraiment discutée et argumentée, où était-elle ?
Nous savons, depuis les événements de Roumanie, à quel point on joue avec les images médiatiques. Qui et quoi stoppera ce jeu destructeur et cette infantilisation du peuple ? Comment arrêter l'hémorragie du symbolique, ralentir la catastrophe annoncée par l'ère des simulacres ? "De plus en plus , écrivait naguère Yves Stourdzé, à l'époque de ses recherches critiques : une carapace signalétique fait fonction de corps nouveau. Gérer des hommes comme gérer des marchandises, c'est manipuler du signe (Stourdzé Y., Organisation, anti-organisation, Paris, Mame, coll.Repères, 1973). Ne faut-il pas vivifier les "moments poétiques" dans l'existence individuelle et sociale ?
Le moment poétique est de l'ordre de la rupture aux deux sens du terme : injonction et agencement. Une voix intérieure parle et impose la philosophie du non (Gaston Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF, Quadrige, 1981). Du rêve de tous les possibles naît une rigueur nouvelle et créatrice.
Le moment poétique dans la recherche scientifique comme dans l'éducation, est donc celui de la rupture avec la réalité aplatie, banalisée, spectaculaire. Cette réalité, soudain, devient insupportable. Le désordre intérieur émerge comme une fusée sous-marine. L'institution tremble dans ses fondements puisque son caractère universel, institué, imaginaire (au sens ici d'illusion), est nié par cet aspect instituant. Le "moment poétique" dépasse celui, particulier, esthétique et transcendant, de l'Artiste. Il devient le temps de la parole et de l'action collectives où jaillissent dans la surprise et la jouissance, les hautes gerbes du symbolique . Le moment poétique ne saurait exister sans le jeu. Comme lui, il est soumis à un système de règles librement consenti hors de la sphère de l'utilité et de la nécessité qui permet l'expression symbolique et évite la destructivité débordante de l'imaginaire. Inscrit dans certaines limites de lieu, de temps et de volonté, le jeu débouche sur une ambiance de ravissement et d'enthousiasme, de joie et de détente. C'est pourquoi activités ludiques et activités poétiques se retrouvent souvent dans les groupes d'expression (corporelle, graphique, musicale, sculpturale etc.,) lorsque l'animation est suffisamment subtile pour fournir un cadre à l'imaginaire sans diriger pour autant son expression. Dans l'expression corporelle, langage du silence (Paris, ESF, 1974) Claude Pujade-Renaud voit des instants privilégiés émerger : flottement, lenteur, passages, espaces, formes, sens du sol et de l'objet, miroir, magma, sons, regards, masque...qui permettent à chacun de ressentir le champ symbolique de la poésie et du jeu, c'est-à-dire d'une existence personnelle et communautaire reconquise.
Le chercheur en Approche Transversale n'hésite pas à l'écouter en lui et chez les autres et à se laisser porter par son flux et son reflux océaniques d'une manière créative et imprévue. Il est l'homme de la métaphore avant d'être l'homme du concept. Il relie ce qui est divisé et distingue ce qui est confondu. Il efface la frontière introuvable entre cerveau gauche et cerveau droit dès qu'il s'agit de comprendre la vie en acte. Il sait prendre place dans l'étoile filante de l'événement et traverser comme un éclair les royaumes endormis de l'institué. Il est le médiateur de la nuit et du jour. Son soleil est un nuage. Son sable ne construit pas de château. Il voyage non pas sur mais dans les images. Il laisse les cisailles du concept à ceux qui ne savent plus sourire du presque rien. Il sait que le blanc concilie toutes les couleurs. Il a découvert dans le noir la source de toute blancheur. Il caresse dans la neige l'échine de l'incendie. Il surprend dans la flamme, une eau plus pure que l'émeraude. Il donne ce qui demeure inchangé et accueille ce qui manque à chacun. Il est l'homme requalifié qui unifie dans tout instant amour, mort et création. Il est sans projet puisqu'il est la rivière sans rives. Il est sans programme puisqu'il a découvert ce qui n'est pas dans le bleu du ciel. Adossé contre un arbre mort, il est la femme. Proche d'un oiseau qui s'envole, il est l’ homme. Dans toutes les fleurs il revoit son enfance. Dans tout enfant il distingue un conteur vieillissant. Comme un aveugle il suit le silence, son chien errant. Son poème n'est pas message mais massage de l'âme. Ses images ne sont pas des tanks mais des lasers ou des bulles d'eau bleue.
On ne revient jamais bruyant d'un poème.
Toute parole poétique porte le losange du mot naissance.
Avec elle nous savons que la source surgit encore à l'embouchure du fleuve.
Le chercheur en Approche Transversale est peut-être ainsi l'être du "masculin futur". Hélène Cixous écrit à propos de ces êtres du “masculin futur”, capables de vivre des moments poétiques, “Ily a des exceptions. Il y en a toujours eu, ce sont ces êtres incertains, poétiques, qui ne se sont pas laissés réduire à l’état de mannequins codés par le refoulement impitoyable de la composante homosexuelle. Hommes ou femmes, êtres complexes, mobiles, ouverts. D’admettre la composante de l’autre sexe les rend à la fois beaucoup plus riches, plusieurs, forts et dans la mesure de cette mobilité, très fragiles. On n’invente qu’à cette condition : penseurs, artistes, créateurs de nouvelles valeurs, “philosophes” à la folle façon nietzschéenne, inventeurs et briseurs de concepts, de formes, les changeurs de vie ne peuvent qu’être agités par des singularités - complémentaires ou ou contradictoires”. (La jeune née, écrit avec Catherine Clément, Paris, UGE, 10/18,1975, p.153-154)

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