Les langues vivantes évoluent, suivent les
évolutions de la société, se nourrissent d'apports d'autres langues et
cultures, mais toujours en suivant leur logique propre. Le chinois ne fait pas
exception : les idéogrammes suivent la mode.
VERENA MENZEL, membre de la rédaction
Les langues évoluent, aujourd'hui plus
rapidement peut-être que jamais. À l'heure de la globalisation, d'Internet et
des réseaux sociaux, les innovations techniques et sociales se reproduisent et
envahissent le monde plus rapidement et facilement que jamais. Notre mode de
vie, mais aussi notre langage doivent s'adapter et suivre ce rythme effréné.
La langue chinoise ne fait pas exception.
Au contraire de nos langues européennes qui se basent sur une analyse
phonétique des mots au travers de l'alphabet, les mots chinois se composent
d'un, ou le plus souvent de deux signes qui se sont formés au cours d'une
évolution millénaire, et qui n'ont pas la souplesse plastique de nos termes
phonétiques. Depuis la dernière grande réforme de la langue sous Mao Zedong en
1956, ils conservent, dans la partie continentale de la Chine, leur forme
simplifiée actuelle.
Mais comment donc la langue chinoise
réagit-elle aux défis que lui lance l'actualité ? Les idéogrammes fixes qui
s'inscrivent dans des carrés virtuels de même taille et servent à communiquer
constituent-ils un handicap à l'innovation ? Pas du tout ! La langue chinoise
réagit avec autant de flexibilité que les langues européennes, souvent
considérées comme les pionnières à l'âge du tout-numérique. En Chine aussi, ces
dernières décennies ont vu l'éclosion d'un nombre impressionnant d'expressions
et de mots nouveaux qui catapultent la langue idéogrammatique dans le XXIe
siècle.
Absorber des mots étrangers
« Notre vocabulaire doit sans cesse
s'adapter à de nouvelles situations et modes de vie. Et cette adaptation se
fait principalement par la création de termes nouveaux ou l'adoption, l'emprunt
de mots provenant de langues étrangères », explique la linguiste allemande
Doris Steffens, qui poursuit à l'Institut de la langue allemande à Mannheim des
recherches sur les néologismes et les innovations en allemand. La plus grande
partie du vocabulaire absorbé mondialement par les différentes langues locales
provenait autrefois de l'anglais, explique la philologue.
Mais comment se produit l'évolution
linguistique du chinois, une langue dont les modes de fonctionnement,
l'écriture, la prononciation et la grammaire sont si fondamentalement
différents de ceux des langues européennes apparentées entre elles, comme l'anglais,
l'allemand, le français ou l'espagnol ?
Les reprises pures et simples de termes
anglais comme par exemple smartphone, qui a été adopté tel quel par toutes les
langues européennes (en allemand « das Smartphone », en français « le
smartphone », en espagnol « el smartphone », etc), sont très rares en chinois.
On peut pourtant en trouver quelques exemples : c'est ce qui s'est passé avec
les applis (en chinois parlé, on épelle simplement les lettres A-P-P) ou les
distributeurs de billets, les ATM (en chinois, ATM机 prononcer « A-T-M jī », soit littéralement
« machine ATM »). On les trouve transcrits en toutes lettres latines dans de
nombreux textes chinois.
Les Chinois ont bien plus souvent recours à
des approximations phonétiques du terme anglais en utilisant les syllabes
existant en chinois (un idéogramme égale une syllabe). La liste des nouvelles
créations de ces dernières années est longue, et on peut citer 三明治
(sānmíngzhì, sandwich) , 咖啡 (kāfēi, café), 比萨 (bǐsà, pizza), 博客 (bókè, blog), 模特 (mótè, modèle), 巧克力 (qiǎokèlì, chocolat), 芝士 (zhīshì,
cheese), 沙拉 (shālā, salade), 卡通 (kǎtōng, cartoon), 派对 (pàiduì,
party), 酷 (kù, cool), 幽默 (yōumò, humour) ou 拜拜 (bàibai, bye-bye), parmi bien d'autres.
Les noms de sociétés ou les marques
trouvent également leur équivalent en chinois, comme par exemple 麦当劳
(màidāngláo, McDonalds), 肯德基 (kěndéjī, KFC), 奥迪 (àodí, Audi) ou encore 西门子 (xīménsī,
Siemens). L'enseigne du café Starbucks constitue une sorte de compromis à
mi-chemin, puisque 星巴克 (xīngbākè) se compose d'une première
syllabe 星 (xīng) qui signifie « étoile » tandis que les deux suivantes (巴克 bākè)
représentent l'approximation phonétique chinoise de « bucks ».
Un autre mécanisme dont se sert le chinois
pour adapter les expressions étrangères, c'est la traduction littérale : pour
reprendre l'exemple déjà cité du smartphone, celui-ci se dit en chinois 智能手机 (zhìnéng
shǒujī, soit « portable intelligent »). Internet se traduit 互联网
(hùliánwǎng, c'est à dire « le filet qui relie les uns aux autres »), un SMS 短信 (duǎnxìn, «
courte lettre » ou encore, « nouvelle brève »),
logiciel est la transposition littérale de l'anglais software, 软件 (ruǎnjiàn,
« chose molle ») et hot dog, 热狗 (règǒu, « chien chaud »).
Mais les locuteurs du mandarin ont produit
d'autres innovations encore pour parvenir à gérer les nouveautés de la vie et
de l'environnement modernes. Le secret de ces nouvelles créations réside dans
une combinaison de caractères existants et de leurs sens respectifs pour former
le concept nécessaire. C'est ainsi qu'est née la « machine à main » (手机 shǒujī) qui
n'est autre qu'un téléphone portable, le « cerveau électrique » (电脑 diànnǎo),
c'est à dire l'ordinateur, ou encore la « parole électrique » (电话 diànhuà)
qui représente, selon le contexte, le téléphone ou la conversation téléphonique.
Internet stimule l'innovation
C'est sans doute dans le domaine des médias
et de l'informatique que les innovations se bousculent et bouleversent le plus
souvent nos habitudes de vie et de communication. Les noms de produit ou de
société servent ici très souvent de verbe, un peu comme on a adopté les verbes
googler, tweeter ou skyper. En Chine aussi, des termes de ce genre sont devenus
tout naturellement des mots de tous les jours. Le Chinois dira ainsi, faisant
référence au leader chinois des moteurs de recherche, Baidu.com, « je vais
baidu ça » (我百度一下 wǒ bǎidù yīxià) ou alors « QQ-ons-nous » (咱们QQ吧, zánmen QQ ba), un raccourci qui signifie
utiliser la messagerie populaire QQ, analogue chinois de Skype. On entend de
plus en plus souvent dire « Envoie-moi
un weixin ! » (给我微信!Gěi wǒ wēixìn) qui désigne l'application WeChat, très utilisée (en chinois
微信 wēixìn),
qui propose l'équivalent des fonctions de WhatsApp et de Facebook regroupées.
S'il y a un terrain d'expérimentation
linguistique qui apparaît particulièrement créatif dans le monde entier, c'est
sans doute Internet. On s'en aperçoit tout particulièrement sur les « chats »
et les commentaires d'internautes sur le Web 2.0. La communication est ici
confrontée à des contraintes de brièveté et de concision. Un peu comme les
internautes qui utilisent des langues européennes alphabétiques, où l'emploi
d'abréviations est courant (par exemple LOL ou OMG), les Chinois se servent de
codes numériques qui servent d'analogie phonétique à ce qu'ils veulent exprimer.
Ainsi le nombre 520 (qui se prononce wǔ èr líng), rappelle l'expression 我爱你 (wǒ ài nǐ)
« je t'aime ». Un autre exemple est la combinaison 88 (bābā) pour « bye bye »,
ou encore 687 (liùbāqī), qui sonne un peu comme 对不起 (duì bù qǐ, ou « excusez-moi »,
« désolé »).
Certains termes ont adopté un sens nouveau
qui a déclenché une véritable avalanche d'expressions et de concepts inédits en
chinois, les propulsant au rang d'outils d'innovation linguistique. Un exemple
de ce phénomène est l'adjectif 微 (wēi). Ce terme signifie « très petit » ou « microscopique », et il
a d'abord été employé pour traduire le concept de « micro-blog » (微博 wēibó). Ce
terme une fois installé, il a inspiré toute une série de concepts relatifs aux
développements d'Internet, par combinaison
de la syllabe 微 (wei) et d'un ou deux mots complémentaires. On a ainsi vu apparaître des «
micro-news » (微新闻 wēixīnwén) et des « micro-histoires » (微小说 wēixiǎoshuō), puis des «
micro-films » c'est à dire des courts-métrages (微电影 wēidiànyǐng), jusqu'au nom de la nouvelle application de
messagerie WeChat (en chinois, 微信 wēixìn, littéralement « micromessage »).
Dans l'encyclopédie chinoise en ligne Baidu Baike on trouve en outre des
concepts tels que la « micro-culture » (微文化 wēiwénhuà) ou la « micro-vie » qui est la « vie en blog » (微生活
wēishēnghuó), constitutifs finalement d'un « âge du micro » (微时代 wēishídài).
Le verbe 拼 (pīn) qui compose 拼合 (pīnhé) « assembler, compiler » ou 拼凑 (pīncòu) «
construire, juxtaposer, emboîter » représente un autre exemple intéressant. À l'heure des applis et des
plates-formes de réseaux sociaux, ce caractère a lui aussi trouvé une nouvelle
vie dans toute une série de mots récemment créés, comme par exemple 拼车 (pīnchē,
covoiturage), 拼房 (pīnfáng, colocation), 拼书 (pīnshū, partage de livres) ou encore 拼桌 (pīnzhuō, tablée commune).
Innover dans la tradition
Même ce que l'on croirait être les derniers
bastions de la tradition linguistique, les proverbes et expressions fixes
appelées chengyu, voire même les caractères chinois eux-mêmes, sont secoués par
le vent frais de la modernité.
Les chengyu sont des expressions classiques
composées de quatre caractères, et donc autant de syllabes, qui résument au
plus court des sagesses séculaires ou des anecdotes issues de la culture
chinoise classique. Ces derniers temps, les internautes chinois se sont mis à
inventer de nouvelles formes créatives pour ces expressions à quatre mots.
Prenons par exemple l'expression 不明觉厉 (bùmíngjuélì) qui exprime en quatre signes
le sens de la maxime 虽然不明白, 但是觉得很厉害 (suīrán bù míngbai, dànshì juéde hěn
lìhai), qui peut se traduire par « sans rien y comprendre (à ce qui est fait ou
dit), je trouve cela drôlement fort ». Selon le contexte, on peut comprendre ce
chengyu d'internaute de deux façons différentes : soit il s'agit d'exprimer l'admiration respectueuse que l'on
éprouve vis à vis des déclarations ou des actions d'un vrai expert en action («
Je ne comprends pas tout ce que tu fais mais j'admire ta maîtrise »). Mais il
peut aussi s'agir de se moquer des déclarations ou des actions d'un expert
autoproclamé (« Je ne sais pas ce que tu fais ni quel but tu poursuis, mais au
moins tu l'exprimes de façon imagée »). Cette formule, dans la tradition des
chengyu, définit précisément et avec concision une situation précise ou un
sentiment particulier.
On voit même que les caractères chinois
n'échappent pas à l'esprit d'innovation créative des mandarinophones. L'un des
exemples les plus récents concerne l'onomatopée « duang », qui restitue à
l'oral le son d'un ressort qui se détend. Après le succès viral d'une vieille
publicité pour un shampoing dans laquelle on voit Jackie Chan, légende du
kung-fu, répéter plusieurs fois ce terme, des internautes chinois se sont
décidés à combler une lacune de la langue de Confucius en créant un caractère
duang. Pour cela, ils ont compilé en un seul les caractères 成 et 龙 qui composent le nom chinois de l'acteur !
Même une langue des signes telle que le
chinois peut donc, grâce à la créativité de ses locuteurs, poursuivre une
évolution vers la modernité, et il est passionnant de voir comment les
influences externes sont perçues et intégrées.
Avec l'accroissement du poids économique de
la Chine, il est probable que ce seront désormais de plus en plus souvent des
expressions et des concepts chinois qui viendront enrichir les vocabulaires
occidentaux. Il existe déjà des exemples de ce phénomène. Après les termes déjà
établis depuis des années comme le feng-shui (风水 fēngshuǐ), le qigong (气功 qìgōng) ou
le taï-chi (太极拳 tàijíquán), on entend maintenant
parler de guanxi (关系 guānxi) pour décrire les relations sociales qui sont si importantes en
Chine, un terme qui a fait son apparition dans les langues occidentales.
L'exemple le plus récent est l'adjectif chinois mafan (麻烦 máfan) qui vient d'être adopté par le dictionnaire britannique en ligne
Urban Dictionary. « ''Mafan'' est un terme originaire du chinois mandarin qui
exprime le sentiment de frustration ou d'agacement créé par une situation, avec
à peu près le même sens que les mots ''compliqué'' ou ''embêtant'' », y est-il
expliqué. Parmi ceux qui apprennent le chinois, un certain nombre a dû se
réjouir de cette nouvelle entrée au dictionnaire, parce que traduire cet
adjectif chinois dans toute la richesse de ses nuances est effectivement assez
« mafan ».
http://www.chinatoday.com.cn/french/Culture/article/2015-11/02/content_707448.htm
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