REN YINAN*
Le
magazine chinois Yaowen Jiaozi consacré à l'écriture et à la langue chinoises, a publié le 12 décembre dernier
son top 10 des expressions les plus employées en 2015.
Les voici dans l'ordre : sentiment
d'obtention (获得感), Internet+ (互联网+), taux de beauté (颜值), bébé (宝宝), chuangke (创客), avoir
le cerveau qui s'ouvre (大脑洞开),
j'fais c'que j'veux (任性), le
parti des coupeurs de doigts (断手党),
rouge-Internet (网红), il
faut surtout regarder la qualité de l'air (主要看气质). En comparaison avec les années précédentes,
les expressions les plus populaires de 2015 viennent surtout d'Internet. Parmi
les 10 expressions choisies, 7 proviennent du « langage Internet ». Le reflet
du poids de plus en plus important de la culture du net. Un phénomène intéressant : ces expressions ne
sont pas utilisées uniquement sur Internet mais aussi reprises dans les médias
traditionnels généralement peu friands de ce langage. Les mots d'Internet ne sont pas uniquement
l'expression d'une idée ou amusants, ils sont d'une certaine manière le reflet
de la société et de l'époque. Pourquoi
ces mots-là ? « La sélection des
expressions suit trois principes : popularité, innovation, culture. Elles
doivent montrer les particularités de l'époque, porter des informations sur
l'année qu'elles représentent, mais aussi faire preuve d'innovation dans la
structure du langage. Par exemple dans l'expression « Internet+ », inventée par
le premier ministre, on trouve un mot et un symbole mathématique, ce qui est
assez nouveau en chinois et a amené les gens à inventer « Innovation+ » ou «
Santé+ ». Enfin le dernier principe c'est la culture : seules les expressions
correspondant aux règles sociales et de civilité méritent d'être popularisées
», nous explique Huang Anjing, rédacteur exécutif du Yaowen Jiaozi. Il ajoute que le jury a aussi fait très
attention à la valeur sémantique de ces expressions. Par exemple « chuangke »,
qui désigne les personnes qui se lancent dans l'innovation et essaient de faire
que leurs idées innovantes deviennent réalité, possède une valeur culturelle.
Par contre certaines autres expressions qui n'ont pas vraiment de sens
particulier ou qui sont négatives n'ont pas été retenues. Ce qui est sûr, c'est que parmi les mots
retenus pour l'année 2015, les mots liés à Internet sont les plus
intéressants. L'omniprésence du net a
amené la société chinoise à inventer des mots. Par exemple « le parti des
coupeurs de doigts » viendrait en fait d'un roman chinois de cape et d'épée
dans lequel un personnage cupide se punit en se coupant les doigts pour
résister à la tentation mais reste quand même incapable de se contrôler face à
la bonne chair. Cette expression désigne les personnes addict au e-shopping et
notamment les acheteuses compulsives. Le
21 décembre dernier, le Centre national d'étude et de contrôle de la langue,
Chinese Information Processing Society et plusieurs universités chinoises ont
publié leur top 10 des expressions les plus populaires sur Internet. Parmi
elles, « Le monde est grand, j'ai envie d'aller voir ailleurs. », « Vous les
citadins vous avez de ces idées ! » (utilisée pour désigner quelque chose de
bizarre) ou encore « Vous avez fait peur à bébé ! » (Vous m'avez fait peur). La
première, provenant d'une lettre de démission d'un professeur de collège avait
d'ailleurs eu beaucoup de retentissement sur le net. Ces expressions à la mode peuvent paraître
bizarres ou compliquées, mais elles possèdent tout de même des particularités
bien distinctes. La première c'est qu'elles ont été créées par les internautes
à l'époque d'un évènement donné et qu'elles ont été reprises et popularisées à
grande échelle. Une autre particularité est qu'elles utilisent une langue
simple et directe voire certaines fois assez humoristique, ce qui les rend
faciles à retenir, très orales et pratiques.
Mais le langage du net montre aussi parfois une certaine vulgarité. Wang
Kun, étudiant, nous dit : « Entre mecs, on fait parfois des blagues en
utilisant des mots comme ''se la péter'', ''bouffon'', etc. Mais j'évite de les
utiliser avec n'importe qui et si j'entends quelqu'un les utiliser pour parler
de moi, ça me met mal à l'aise. Mais si cela arrive, je ne fais pas comme si
j'étais choqué, sinon ça fait un peu prétentieux », nous explique-t-il. Le langage fait l'interaction Le centre des sondages du Quotidien de la
jeunesse de Chine a mené une enquête sur 1 601 personnes sur leur utilisation
quotidienne des mots d'Internet. Parmi eux, 89,8 % disent les utiliser tous les
jours, parmi ceux-ci, 67, 2 % sont des jeunes nés dans les années 1980 et
1990. Xiao Qingwen est étudiante à
Beijing, elle est née en 1992. Elle passe pas mal de son temps sur les réseaux
sociaux chinois tels Weibo ou WeChat. Elle est « experte-ès mots d'Internet ».
Que ce soit lorsqu'elle parle avec les gens ou lorsqu'elle écrit des statuts,
des commentaires sur ces réseaux, elle utilise tout le temps ces nouveaux
mots. « Ces expressions sont marrantes
et souvent assez satiriques tout en restant simples. Cela rend la communication
avec les gens de mon âge plus naturelle. Si je ne les utilisais pas, cela
donnerait l'impression que je ne suis pas de mon âge », nous explique-t-elle.
En fait, par ce besoin d'être comme tout le monde, elle cherche à obtenir une
certaine reconnaissance de la part de la société. Ce sentiment de reconnaissance existe aussi
dans le monde « artificiel » des réseaux sociaux. Zhao Richao, auteur, le dit
ainsi : « Si les internautes participent de façon parfois très originale aux
interactions sur les médias, ils cherchent aussi à y obtenir une certaine
reconnaissance. Les mots d'Internet sont un des moyens de s'identifier des
internautes, et les poussent à en créer de nouveaux, à les utiliser, les
diffuser pour rentrer dans la masse des utilisateurs des réseaux sociaux et ne
pas être ''mis à l'isolement". »
Dans l'historique de conversation WeChat de Xiao Qingwen, rien qu'en
trois jours, on trouve 7 utilisations de « Vous avez fait peur à bébé ! » ou
autres émoticônes reliées à des expressions du net. « En fait, cette émoticône
signifie "Vous m'avez fichu la frousse", mais si je le disais
normalement, ça donnerait l'impression que je suis trop "normale"
alors que "vous avez fait peur à bébé" ça fait plus marrant, plus
mignon », explique-t-elle. Ma Baolong,
né dans les années 1980, documentaliste et père d'un enfant, n'est pas un
défenseur de ces expressions mais il explique qu'au début il les utilisait
beaucoup et que ça a fini par devenir une habitude : « Il m'arrive parfois d'en
utiliser avec mes supérieurs ou mon enfant, ça donne une image qui n'est pas
trop sérieuse. » Il ajoute qu'il aime
bien l'expression « en mon for intérieur, je suis à deux doigts de péter un
cable » ou encore « j'ai du fric, j'fais c'que j'veux ! ». Cette expression
vient d'un internaute ayant acheté des produits de santé sur Internet et qui,
après avoir découvert que c'était de la fausse marchandise, n'avait pas alerté
la police alors qu'il s'était fait arnaqué de dizaines de milliers de yuans.
Les internautes s'étaient alors moqué de lui en disant « j'ai du fric, j'fais
c'que j'veux ! ». En général, cette expression est utilisée pour parler des
autres et exprimer un sentiment de jalousie, c'est une moquerie et à la fois
une façon d'exprimer un sentiment d'impuissance. Le côté moqueur, voire l'autodérision
contenue dans certaines expressions, est le reflet d'une certaine façon de
penser appelée « l'esprit d'A Q » en Chine qui signifie « faire l'autruche ».
D'une certaine manière c'est une façon pour les internautes d'exprimer leur
résistance à la culture des élites et à l'idéologie commune. En juillet 2015, le nombre d'internautes
chinois avait atteint les 668 millions, devenant ainsi la plus grande
communauté d'internautes au monde. Sur cette plate-forme ouverte, et
transparente qu'est Internet, le langage se fait plus libre et permet la
diffusion d'expressions originales qui par phénomène de ricochet les
démultiplient. Fini la rigolade, un peu
de raison s'il vous plait ! D'après le
sondage du Quotidien de la jeunesse de Chine, 64,2 % des interrogés estiment
que ces mots d'Internet sont en train de gagner du terrain dans la langue
chinoise, 46 % estiment qu'ils « polluent » la langue. Zhou Jian, directeur du sous-comité du
vocabulaire chinois du Comité technique de normalisation de la langue et de
l'écriture analyse ce sondage pour nous : « Certaines expressions réduisent la
crédibilité du langage et des sinogrammes, certaines vulgarités de langage sont
également inacceptables pour certaines personnes. » Pour Chen Manhua, professeur de l'université
Renmin, cela est relatif : « Les expression vulgaires apparues, ne sont que le
résultat du choix d'une certaine partie de la population et ne représentent pas
la majorité. » Pour le critique Zhu
Dake, qui avait un jour élaboré le concept de « langue de voyou » estime que
les expressions courantes sur Internet sont le résultat d'une culture vulgaire.
La popularité d'un mot, qui n'avait qu'un sens restreint au départ, lui amène
un sens détourné et une autre signification par la maturation sur Internet et
l'interprétation que les gens en font. D'une certaine manière, ces expressions
forment une sorte de culture de deuxième classe qui est entrée dans un dialogue
avec la culture main-stream. « Certaines
expressions provenant d'Internet sont vraiment créatives et font que nous, les
vieux écrivains, nous nous sentons un peu "largués" », nous explique
le vice-président de l'Association du reportage chinoise Li Mingsheng. «
L'apparition d'Internet a enrichi la langue et son contenu sémantique. Les gens
peuvent faire montre de leurs talents linguistiques par l'intermédiaire du net
et même inventer des façons de dire ou encore de nouveaux modes de récit.
» Les mots d'Internet, créatifs,
innovants et surtout populaires montrent le dynamisme, l'humour et la créativité
des internautes chinois, jamais en manque de ressources pour inventer de
nouveaux concepts ou expressions qui reflètent la société dans laquelle ils
vivent. *REN YINAN, stagiaire de La
Chine au présent. La Chine au présent
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