La langue première,
maternelle, est le fil conducteur de Je parle toutes les langues, mais en
arabe, titre inspiré du Journal de Kafka, qui évoquait en ces termes
sa relation au yiddish. C’est la seule langue en effet qu’on reçoit « en
une fois » et qui ne présente jamais « une zone mystérieuse »,
contrairement à celles apprises plus tard, qui nous obligent à être constamment
sur nos gardes. Sécurisante, elle est aussi omniprésente : c’est la langue
dont « on ne se libère pas », qui ressurgit quand on en parle
d’autres, sous la forme d’un accent, d’une construction, voire d’un regard car,
« oui, la langue a un visage ». Mieux, ce qui est à l’oral un
facteur de malaise est totalement revendiqué à l’écrit : l’écrivain
maghrébin d’expression française revendique sa culture arabe ou berbère et
« il serait d’ailleurs inadmissible, pour ceux qui le lisent, qu’il en
soit autrement, que la référence natale soit abolie ». Il ne s’agit pas pour autant de s’enfermer dans
cette langue originelle : parler de littérature suppose nécessairement de
connaître d’autres langues, d’autres univers littéraires – ou du moins « en
supposer l’existence ». « Comment peut-on être monolingue ?
», titre de la première partie du recueil, est un plaidoyer pour la traduction,
qui a été à l’origine des deux renaissances arabes, au IXe siècle comme lors de
la Nahda. C’est elle qui a permis le renouvellement des genres littéraires,
l’assouplissement de la langue d’écriture, bref, l’entrée dans « la Weltliteratur,
la littérature mondiale, nécessairement plurielle » – au point
qu’aujourd’hui, un auteur arabe n’est pleinement publié que lorsqu’il est
traduit. Regrettant que l’histoire de la traduction soit séparée de celle de la
littérature arabe, l’auteur fait l’éloge des dons et contre-dons entre les
littératures, où la dette est positive : « une littérature qui ne
contracte pas ou plus de dette est promise à la mort ».
Jusqu’où partager cette langue ?
Pourtant, la réflexion de Kilito est empreinte d’une certaine inquiétude
sur la perte de soi et l’acculturation. « On ne change pas impunément
d’espace : on risque d’oublier sa langue ; autrement dit, on risque
de devenir autre », commente l’auteur en citant l’Epître du pardon
de Ma‘arrî, où il est dit qu’Adam chassé du paradis oublia l’arabe, sa langue
première. Il reprend l’hypothèse formulée dans Tu ne parleras pas ma langue
(traduit de l’arabe chez Actes Sud / Sindbad en 2008) : « Nous n’aimons
pas vraiment qu’un étranger parle notre langue : nous n’aimons pas
qu’il la parle mal, et nous n’aimons surtout pas qu’il la parle parfaitement
bien ». En cause, la peur de la dépossession, l’angoisse générée par le
partage de cette langue, qui brouille les frontières entre soi et l’autre.
Citant la mésaventure racontée, dans Stupeur et tremblement, par Amélie
Nothomb sommée d’oublier sa maîtrise du japonais, Kilito fait part des
résistances au partage des mots et des idées, comme s’il fallait préserver
jalousement cette relation exclusive avec la langue maternelle. L’argument
aurait mieux été étayé par une prise en compte des relations de pouvoir dans
lesquelles les langues sont imbriquées que par ce constat assez sentimental.
Mais la question se pose au sein même d’un Maroc superficiellement bilingue,
puisque, entre francophones et arabophones, c’est « à chacun sa
littérature ». Kilito regrette un « acquiescement à la rupture
entre deux mondes […] qui empêche une reconnaissance mutuelle
» : « Aussi l’impression qui prévaut est-elle moins de vivre une
situation de bilinguisme qu’une situation où coexistent deux monolinguismes
». En cause, le fait que la littérature était enseignée, à son époque, « hors
de notre monde », via des textes français ou orientaux, mais jamais
d’auteurs marocains, et l’idée répandue alors que « notre langue natale
était abâtardie, dégénérée, indigne de la littérature, de l’écriture ». La
reconnaissance de cette langue mère, l’arabe dialectal marocain, permettrait
pourtant de donner ce plaisant sentiment d’intimité. Kilito se dit tenté de
penser que l’arabe dialectal marocain, « en tant que porteur d’une histoire
et d’une géographie, permettrait de reconnaître une œuvre marocaine, en arabe
ou en français, ancienne ou moderne ». C’est ce qui permettrait d’envisager
de manière globale la littérature marocaine, écrite en arabe et en français,
d’en écrire l’histoire, alors que jusque là, « la seule possibilité de
les réunir semble être l’inventaire, le catalogue, le dictionnaire
», comme celui de Salim Jay (Eddif / Paris Méditerranée, 2005). Kilito ne va
pas jusqu’à plaider pour l’écriture littéraire en darija, mais il
élargit subtilement le débat. Rendant hommage à Ahmed Sefrioui, dont il salue
l’art de faire passer en français des expressions marocaines que le lecteur
bilingue, lui, retraduit vers l’arabe, il écrit : « La
question : en quelle langue écrivez-vous ? ne prend de sens
que si elle est complétée par cette autre, allègrement négligée : en
quelle langue lisez-vous
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