Le dernier livre de
l’écrivain Abdelfattah Kilito « Je parle toutes langues, mais en
arabe » est la poursuite d’une longue et profonde réflexion que l’auteur a
entamé dans ces précédents essais sur les langues qui nous habitent (ou que
nous habitons). Un recueil de textes où l’analyse intellectuelle et pertinente
se laisse appréhender sur un ton souvent plein d’humour.
Écouter et lire Kilito,
c’est comme être pris délicatement mais fermement par la main pour cheminer à
son côté dans une pensée nourrie de « mille et une lectures »,
réflexions, expériences. D’où la saveur éprouvée en lisant ces essais dont le dernier
en date « Je parle toutes les langues, mais en arabe », un livre
« qui a été pensé pendant vingt ans sans savoir qu’il préparait un
livre » selon l’aveu de l’auteur. Kilito fait partie de ces écrivains qui
nous donne le sentiment bienfaisant, une fois la dernière page lue, que notre
compréhension du monde est plus aiguisée. Une vaste érudition est au service
d’une réflexion en train de se faire. Du moins nous en donne t-il l’impression.
Il n y a jamais de ton péremptoire chez Abdelfattah Kilito. N’y a t-il pas plus
efficace pédagogie ? « Le lecteur est votre pire ennemi. Il faut savoir
traiter votre ennemi. Il y a une diplomatie à opérer. Comment traiter avec un
ennemi dont on ne peut se passer » confie l’auteur avec humour.
Professeur à la faculté de lettres de Rabat, ayant enseigné également à Paris,
Princeton et Havard, il n’a pourtant pas le ton ostentatoire et docte de
l’enseignant. Ne dit-il pas « L’ autodidacte est le meilleur lecteur. Il
n’a pas de maître à l’horizon et il a l’ambition d’être son propre
maître ». Et il ajoute « Il faut se débarrasser du maître ».
Kilito nous entraîne dans
son questionnement. Quand il avance une assertion, c’est pour aussitôt la
questionner. Quand il pose une évidence, c’est pour dire aussitôt «
Est-ce aussi simple ? ». Et le questionnement paraît sans fin. Chaque
vérité ouvrant sur d’autres questions pour découvrir d’autres vérités qui ne
contredisent pas forcément les premières mais les approfondissent et leur
donnent une dimension plus grande. La vérité est un emboîtement infinie de
vérités. Sans jamais nous malmener, subtilement, l’auteur nous fait
prendre la mesure de la complexité de sa thématique : la question de la langue
ou les questions autour de la langue ou des langues qui nous structurent, nous
façonnent, nous « assujettissent », nous libèrent. Langue natale,
maternelle, paternelle, familiale, tribale, scolaire, littéraire…Langue
dialectale, nationale, étrangère…Nous naissons à la langue ou la langue nous
fait naître, nous métamorphose, nous ouvre des espaces et nous en clôt
d’autres. Liée à l’enfance, à la mémoire, au souvenir, elle est découverte du
monde, d’un monde, de mondes pluriels, de mondes possibles. Kilito s’interroge
sur le monolinguisme : comment peut-on être monolingue ? Et l’est-on jamais même
en parlant une seule langue ? Puis il questionne la situation de l’être
bilingue. Parler la langue de l’autre pour mieux penser sa propre langue
ou pour tenter d’être au plus proche de ce qu’on croît être soi-même. Que de
détours ou d’éloignement pour ressentir une proximité « Parfois on veut
échapper à sa langue pour mieux s’en approcher ».
Kilito met en lumière les
comportements et les sentiments paradoxaux que font naître la maîtrise d’une
autre langue, le désir d’appropriation, de transmission, de rejet, d’inclusion
et d’exclusion de l’autre. Il va -enfin c’est dit – jusqu’à cet aveu sincère :
« nous n’aimons pas vraiment qu’un étranger parle notre langue ».
Ainsi « le statut de l’étranger demeure indemne. Il est vraiment l’autre
et sa place est bien définie ». L’autre est renvoyé à son statut
d’étranger. La langue soulève la question de l’identité et donc de l’altérité,
de l’étranger, de l’étrangeté. Non pas seulement en se confrontant à la langue
de l’autre mais aussi à la sienne propre « La langue d’écriture
n’est-elle pas une langue étrangère ? »
Parler de la langue de
l’autre, c’est aussi poser les problématiques de la traduction et la
transmission des savoirs et des textes. Le critique littéraire Salim Jay,
évoquant avec enthousiasme l’attitude intellectuelle et sensible de l’auteur, a
parlé de « réflexion de gourmand ». Il y a sans conteste une
gourmandise chez Abdelfattah Kilito qui nous invite au plaisir de la
dégustation en nous révélant quelques auteurs de sa bibliothèque personnelle :
Maa’ri, Ibn Tufayl, Shidyâq, Dante, Cervantes, Ahmed Sefrioui, Roland
Barthes, Mohamed Berrada…et bien d’autres qu’il convoque avec une pertinence
jubilatoire.
« Je parle toutes les
langues, mais en arabe » d’Abdelfattah Kilito ( Sindbad Actes Sud).
ليست هناك تعليقات:
إرسال تعليق