« Manière
de voir » #142 • août - septembre 2015
Pas moins de huit pays se disputent la paternité du
houmous, dont la naissance remonte à l’époque ottomane. Pour Israël, l’enjeu
est de taille puisqu’il s’agit de s’ancrer au Proche-Orient. Mais les desseins
de Tel-Aviv se heurtent à la résistance des Libanais, qui ont fait de ce plat
un élément majeur de leur patrimoine national.
par Akram Belkaïd
Le Monde diplomatiqueLa « guerre du houmous »↑
Automne 1995. La scène se déroule dans un petit
restaurant sur la corniche d’Alexandrie. Autour de la table, une vingtaine de
journalistes méditerranéens — dont deux israéliens — devisent de manière
cordiale à propos de l’avenir des accords d’Oslo et du processus de paix au
Proche-Orient. Dix
minutes plus tard, le ton monte et l’on ne s’entend plus. C’est que l’un des
convives, un Grec, vient de changer de sujet de conversation en affirmant,
chose peu connue, que son pays serait le véritable inventeur du houmous, cette
préparation culinaire faite de purée de pois chiches et de sésame. Du coup,
tout le monde veut intervenir, à commencer par les Libanais et les Israéliens,
qui finissent par s’invectiver. De leur côté, un journaliste turc et son
confrère chypriote (turc) quittent la salle, le visage fermé, tandis qu’un
Palestinien répète à l’envi que les « meilleures houmoussiyas [restaurants servant
uniquement du houmous] se trouvent en Palestine et notamment à Jérusalem-Est ».
Présent à ce rassemblement organisé par l’Union européenne pour célébrer le
lancement du partenariat euroméditerranéen, un reporter suédois conclut, un
brin stupéfait, qu’il est « plus aisé de parler du conflit israélo-palestinien
que des origines d’un plat banal ».
Banal ?
Pas si sûr… De manière régulière, la chronique médiatique se fait l’écho de ce
que l’on appelle la « guerre du houmous (1) ». Un conflit, certes sans armes à
feu ni artillerie lourde, mais où les passions frisent parfois l’irrationnel.
Au moins huit pays revendiquent ainsi la paternité de ce mets. Les plus
acharnés sont la Palestine, le Liban et Israël. Mais la Grèce, la Turquie, la
Jordanie, la Syrie et, à un degré moindre, l’Egypte ne sont pas en reste.
Colloques,
livres et campagnes de presse à l’appui, tous affirment être le berceau d’une
préparation culinaire dont les premières mentions écrites remontent à la
Mésopotamie du VIIIe siècle avant J.-C. De fait, le pois chiche faisait partie
des produits déjà cultivés dans le Croissant fertile, et des philosophes comme
Socrate ou Platon en ont d’ailleurs vanté les qualités nutritives. Il semble
toutefois que ce soit au XVe siècle que la forme moderne du houmous, autrement
dit le mélange avec la purée de sésame et l’ajout d’épices comme le cumin, ait
fait son apparition dans différentes régions de l’Empire ottoman.
Pour
chaque compétiteur, la paternité du plat relève d’une évidence. En 2010,
l’Association des industriels libanais lançait une procédure pour le faire
inscrire au patrimoine national. A l’image de ce que la Grèce a réussi à
obtenir en 2002 avec la feta, l’organisation patronale tentait aussi de
convaincre l’Union européenne de n’accepter l’appellation « houmous » que pour
les produits en provenance du Liban. Une initiative qui a déclenché un tollé en
Israël — mais aussi en Syrie et en Turquie — et mobilisé la diplomatie de
Tel-Aviv. « Pour nombre d’Israéliens, le houmous est une véritable religion »,
explique l’écrivaine Janna Gur, auteure d’un livre sur la nouvelle cuisine
israélienne. Selon elle, l’appropriation de ce plat par ses compatriotes est
plus que symbolique. Comme l’adoption de l’hébreu, elle signifierait « la
volonté d’un ancrage définitif dans la terre proche-orientale et ses traditions ».
Un
volontarisme culinaire dont les motivations identitaires n’échappent pas aux
Libanais. « Les Israéliens veulent tout nous prendre. La terre comme le
houmous. Il fallait réagir et défendre notre héritage », martèle M. Hassan
Hani, un restaurateur de Tripoli. En mai 2010, dans le village d’Al-Fanar,
trois cents chefs libanais, dont le très cathodique Nadim Shwayri, ont
confectionné une « platée » de onze tonnes et demie de houmous. Un record mondial
destiné à effacer celui précédemment réalisé, en janvier de la même année, par
le bourg arabo-israélien d’Abou Gosh (quatre tonnes) (2). Si elle s’est calmée
depuis, cette chasse au record mondial symbolisant la maîtrise —et in fine la
paternité— du houmous risque fort d’être relancée à l’hiver 2015. En effet, il
se dit que c’est l’émirat de Dubaï, où résident de nombreux expatriés libanais
et syriens, qui s’apprêterait à entrer dans la danse avec un objectif minimal
de quinze tonnes.
Aux
Etats-Unis,
une
entreprise israélienne
contrôle
les deux tiers du marché.
Pour
autant, cette guéguerre ne se résume pas à un Clochemerle proche-oriental. En
effet, le houmous est l’un des mets parmi les plus en vogue depuis une
vingtaine d’années, et de nombreux débouchés s’ouvrent à lui. C’est le cas,
essor du végétalisme oblige, des Etats-Unis, où les deux tiers du marché sont
contrôlés par la firme Sabra, filiale depuis 2005 de l’entreprise israélienne
Strauss. Sabra multiplie les initiatives pour promouvoir la purée de pois
chiches, notamment par une campagne publicitaire coïncidant avec la finale du
Superbowl, un événement qu’une grande partie des Etats-Unis vit devant la
télévision en mangeant toutes sortes de snacks.
Evalué
à plus d’un milliard de dollars, le secteur du houmous en Amérique du Nord
engendre du coup de nombreux regrets chez les exportateurs libanais, qui
n’admettent pas que ce plat soit désormais identifié à Israël. Leur offensive
pour imposer une appellation d’origine contrôlée — laquelle, à en croire les
spécialistes, n’a aucune chance d’aboutir aux Etats-Unis — s’expliquerait donc
aussi par des motivations commerciales. C’est ce qu’affirment, en tout cas, les
dirigeants de Sabra, qui laissent aussi entendre que les appels au boycottage
de leurs produits, dans le cadre de la campagne Boycott, désinvestissement et
sanctions (BDS), relèvent de cette logique mercantile. En tout état de cause,
depuis quelque temps, les publicités de Sabra prennent bien soin d’évoquer la
Méditerranée et l’exotisme du Proche-Orient plutôt que d’assimiler les produits
à Israël. Une stratégie qui ne fonctionne qu’à moitié, puisque les appels au
boycottage sont loin d’avoir disparu. Et c’est pour calmer toutes ces passions
qu’un homme d’affaires israélo-américain a proposé en 2012 que le 13 mai soit
la journée mondiale du houmous. Une initiative fraîchement accueillie au Liban
et en Egypte, mais qui a malgré tout rassemblé plusieurs milliers d’internautes
du monde arabe sur les réseaux sociaux.
Akram
Belkaïd
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